A propos de souverainisme non identitaire

Immigration européenne en Suisse, croissance, chômage : ce que disent les chiffres

Le vote du 27 septembre portera sur la politique suisse d’immigration européenne. Avec son principe de libre établissement et de libre accès au marché du travail. De quoi parle-t-on au juste? Avec quelles marges d’interprétation?

Soumise au vote le 27 septembre prochain, l’initiative populaire fédérale « Pour une immigration modérée » (dite initiative « de limitation ») ne prévoit en réalité aucune modération ni limitation de l’immigration.

Le texte demande seulement que la Suisse règle l’immigration « de manière autonome (…), sans régime de libre circulation des personnes ». C’est-à-dire sans libre circulation avec l’Union Européenne. La libre circulation étant entendue au sens migratoire du terme (et non de la surveillance des frontières).

Ce serait ensuite au Parlement de décider souverainement, d’année en année, s’il veut limiter ou non l’immigration européenne. Or, le Parti populaire suisse (UDC), qui a lancé l’initiative et est à peu près seul à la soutenir à Berne, ne représente que 25% du Conseil national et 13% du Conseil des Etats.

Ce n’est donc pas l’UDC toute seule qui va faire la politique migratoire du pays après le 27 septembre. Ce ne fut déjà pas elle après l’acceptation en vote populaire de sa première initiative contre la libre circulation en 2014 (non appliquée). Elle demandait à l’époque l’introduction de contingents d’immigration européenne, mais sans préciser non plus à quel niveau.

C’est dire si ces questions concernent toutes les sensibilités politiques. Ne mériteraient-elles pas d’être actualisées en continu sous forme de tableau de bord accessible en deux clics? A défaut, il y aura toujours le soupçon que l’on cherche à dissimuler des réalités chiffrables. Rien de tel pour pourrir un débat encore bien loin d’être clos. Sachant par ailleurs que les chiffres résultent en général d’un choix méthodologique, et qu’ils sont toujours sujet à interprétation. Sans oublier que là où il y a des chiffres, il y a des risques d’erreur…

Sauf indication contraire, les données mentionnées ici sont dispersées sur le vaste site web de la Confédération (OFS, SECO, etc), ou reçus directement de ses services. Les données brutes disponibles, agrégées et comparées sont surabondantes. Elles sont rarement organisées en fonction de débats actuels de politique (migratoire en particulier). Ce qui ne permet pas toujours d’obtenir les bonnes réponses sans recoupements ni arithmétique.

L’immigration européenne elle-même

L’an dernier, l’immigration nette des Européens résidant en Suisse a été de 32 000 personnes environ (arrivées moins départs). C’était 3.5% de plus que l’année précédente. Cet indicateur est en baisse depuis 2014, et à peu près stable depuis 2017.

Entre 1983 et 2001, l’augmentation annuelle moyenne des résidents européens avait été de 9800 personnes. Dans la période transitoire 2002-2006 (application progressive de la libre circulation), l’augmentation a été de 23 000 personnes par an. A partir de 2007 (application complète) et jusqu’à aujourd’hui (2019) : 48 000 Européens en moyenne annuelle, soit les populations de Fribourg et Payerne cumulées. Le record a été atteint en pleine crise financière et bancaire : 73 000 personnes (2008).

De son côté, l’immigration non européenne, régulée de manière autonome, est à peu près stable depuis 2007, à plus ou moins 22 000 personnes par an. Elle était de quelque 27 000 de 1990 à 2006. On peut dire en ce sens que la libre circulation avec l’UE (préférence européenne sur le marché suisse du travail) a fait reculer l’immigration extra-européenne en Suisse de 20% environ. C’est significatif sans être spectaculaire.

Depuis l’application progressive de la libre circulation en 2002, l’immigration totale en Suisse (Europe et monde) a été de 1,15 million de personnes. Soit 67 000 en moyenne annuelle, croissance se situant chaque année entre les populations de Lugano et de Saint-Gall (8e et 9e villes de Suisse). Si l’on s’en tient à une extrapolation théorique dans le futur (toutes choses égales par ailleurs), le cap des dix millions de résidents en Suisse devrait être atteint en 2040 environ.  

Lors du vote populaire ayant validé la libre circulation des personnes avec l’Union sur le plan migratoire en 2000 (Accords bilatéraux I), les projections officielles d’immigration supplémentaire allaient de 8000 (organisations économiques) à 10 000 (Conseil fédéral). L’énorme écart avec ce qui s’est passé n’est pas vraiment surprenant : les prévisions sont réputées très aléatoires dans le domaine des migrations.

Frontaliers et population active

Les initiatives de l’UDC concernent également le libre accès des frontaliers au marché suisse du travail. Ils sont aujourd’hui au nombre de 330 000. Soit à peu près le double qu’en 2001 (168 000). La progression moyenne a été de 9000 nouveaux frontaliers par an. Les résidents français viennent en tête avec 180 000 salariés et indépendants environ. Les Allemands sont 80 000, les Italiens 60 000 et les Autrichiens 10 000.

Le travail frontalier avec la France a davantage progressé, ce qui peut avoir plusieurs raisons. Ce n’est peut-être pas sans rapport avec la surpondération du développement économique en Suisse romande relativement à l’ensemble du pays pendant cette période.

Des recoupements dans l’enquête de l’OFS sur la population active (2e trimestre 2019) permettaient d’établir que les ressortissants de l’Union étaient au nombre 1,285 million sur le marché du travail (5,1 millions d’actifs au total). Dont 866 000 Italiens, Français, Allemands, Autrichiens et frontaliers. Soit 25% environ, l’ensemble des étrangers sur le marché du travail se situant à 31%.

Croissance et immigration européenne

Est-ce la croissance économique qui attire les immigrés européens en Suisse, ou les immigrés qui créent de la croissance ? Par rapport à cette controverse récurrente et très idéologique (les deux explications peuvent être vraies en même temps), on ne peut pas dire qu’il y ait une corrélation claire entre croissance et immigration. 2019 a été une année d’immigration en hausse, mais de relativement faible croissance : 0,9%. L’année précédente, l’immigration nette avait été plus faible, mais la croissance trois fois plus élevée (2.8%).

Les différences de croissance moyenne du produit intérieur (PIB) entre les trois périodes migratoires mentionnées plus haut ne sont d’ailleurs pas très significatives : 1,9% (1983-2001), 2,25% (2002-2006, transition) et 2,1% (2007-2019). On ne peut pas vraiment dire que l’immigration européenne et les Accords bilatéraux I ont favorisé la croissance.

Productivité

Quand à l’augmentation moyenne de la productivité du travail (en gros le PIB par résident au sens simplifié de l’OCDE), elle a été de 1,5% entre 1991 et 2006. Et de 0,5% seulement entre 2007 et 2018. Que la croissance soit considérée comme un objectif sous l’angle de l’emploi, ou vue comme permettant de financer le système social et la transition énergétique, il est donc difficile de penser que l’immigration y contribue significativement depuis le début des années 2000.

L’immigration en Suisse étant solvable dans presque tous les cas, elle participe toutefois de manière « mécanique » et incontestable au soutien de la consommation et de l’immobilier (marché du logement). Dans des proportions non mesurables cependant.

Chômage et immigration

Il y a trois indicateurs courants du phénomène en Suisse, qui évoluent plus ou moins conjointement :

– les chômeurs inscrits dans les offices régionaux de placement, recevant en général des indemnités de l’assurance chômage. Ils sont enregistrés par le SECO. Le taux était de 2.5% fin 2019, un niveau historiquement très bas mais non durable (crise économique actuelle).

– les demandeurs d’emplois inscrits, chômeurs ou non (SECO) : 3,3% environ fin 2019.

– les chômeurs au sens du Bureau international du travail (BIT), pour les comparaisons internationales : chômeurs et demandeurs d’emplois inscrits ou non, disponibles tout de suite pour un emploi, et mesurés par sondages (OFS) : 4% environ fin 2019.

Une douzaine d’Etats européens ont fait mieux que la Suisse sur l’ensemble de l’année. Dont l’Allemagne, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, Malte et la Norvège. Et des Etats à très faible immigration européenne comme la République tchèque, l’Islande, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie, l’Estonie et la Slovénie (Bilan). A noter que la Pologne, l’un des grands « ateliers » d’Europe, est l’Etat du continent qui a accueilli le plus grand nombre d’immigrés économiques venant du reste du monde en 2019, devant l’Allemagne : plus de 600 000 personnes, qui ne sont pas censées rester en cas de perte d’emploi ou de retournement conjoncturel (Eurostat, voir aussi notre article du 30 octobre : Les péripéties du pragmatisme migratoire https://cutt.ly/7yMUG5i ).

Il n’y a pas eu jusqu’ici de corrélation significative non plus entre immigration et taux de chômage. Depuis 2000, le chômage a simplement eu tendance à augmenter à deux reprises, pendant et après les deux crises économiques mondiales. Entre 2001 et 2003, puis entre 2008 et 2010. Il est ensuite retombé, puis est resté stable, avant de baisser à nouveau en 2018 et 2019.

Deux indicateurs seulement sont disponibles s’agissant des étrangers dans les chiffres du chômage (sans distinction entre Européens et non-Européens). Ils représentent d’abord 49,3% des chômeurs SECO (les Suisses 50,7%). A mettre en relation avec les 31% de population active non suisse (voir plus haut). La surreprésentation est donc de 30% environ (18 points de base).  

Le taux de chômage BIT mesuré dans la population non suisse est également plus élevé que dans la population suisse : 6% environ, contre 3,5%. Cette importante différence renvoie apparemment surtout aux demandeurs d’emplois venus en Suisse par regroupement familial.

Depuis 2002 et surtout 2007, les effets de l’immigration européenne et du travail frontalier sur les résidents actifs sont régulièrement thématisés du côté de la droite nationale et de la gauche syndicale. Le chômage de longue durée des plus de cinquante ans était supérieur à la moyenne dans les années 1990 déjà, mais l’écart s’est accentué à partir de 2003 (+/- un demi point de base).

Les taux de chômage sont sensiblement et chroniquement supérieurs dans les cantons frontaliers (de la France en particulier). Les loyers y sont souvent plus élevés, en général sans rapport avec les différences de valorisation salariale. L’environnement législatif et les difficultés à développer des infrastructures en Suisse, accentuées par une sensibilité écologique de plus en plus exacerbée, génèrent de la saturation dans les communications et services publics, etc.    

Ce genre d’observations et leurs causalités sont rarement contestées. Elles sont même reconnues officiellement dans certains cas. La réponse du Parlement, sous pression après le vote populaire de février 2014, en témoigne. La mise en place trois ans plus tard d’un système d’annonce des postes vacants dans les branches économiques à plus de 5% de chômeurs inscrits n’a pas encore donné de résultats mesurables. Il n’est pas exclu que la crise économique mondiale et brutale qui vient de s’ouvrir en élargisse le champ et en révèle les limites.

Aucun chiffre sur la réciprocité

Lors des débats qui avaient précédé l’acceptation populaire des Accords bilatéraux I en 2000, la réciprocité de l’Accord sur la libre circulation des personnes fut abondamment présentée comme son plus grand avantage. Les Suisses non binationaux allaient obtenir le libre accès au(x) marché(s) européen(s) du travail. C’était particulièrement important pour les multinationales suisses, y compris de petite taille, qui allaient pouvoir y envoyer des expatriés.

Vingt ans plus tard, il n’existe toujours pas le moindre monitoring de cette réciprocité. Personne ne sait à Bruxelles ni à Berne combien de nouveaux ressortissants suisses actifs et non-binationaux bénéficient de la libre circulation des personnes dans l’Union. En mai 2013, le journaliste Mohammad Farrokh avait tenté d’y voir plus clair pour L’Agefi. Il en avait conclu qu’il s’agissait de mille personnes environ. Bénéficiant d’un permis d’établissement, pas forcément de travail (voir le texte de son article en annexe).

Le chiffre paraît dérisoire en termes absolus. Rapportée aux populations européenne et suisse, cette estimation situe cependant le taux d’émigration suisse vers l’Union à peu près au même niveau que l’émigration européenne en Suisse. Compte tenu de la proportion non mesurée des retraités et étudiants suisses émigrant dans l’Union, on peut dire que les nouveaux actifs suisses bénéficiant chaque  année de la libre circulation en Europe sont quelques centaines. Pas de quoi déstabiliser le marché de l’emploi en Europe, ni l’imprégner d’une éventuelle culture suisse du travail… 

    ANNEXE

Dérisoire réciprocité migratoire

De 60 à 80 migrants de l’Union européenne en Suisse contre un Suisse vers l’Europe. Données inexistantes côté européen.

Mohammad Farrokh (L’Agefi, 2 mai 2013) 

Les statistiques sont très précises en Suisse s’agissant des 60 000 à 80 000 ressortissants européens venant s’établir chaque année dans le cadre des accords de libre-circulation des personnes avec l’Union Européenne. Il est en revanche très difficile de se faire une idée des rares Suisses non binationaux bénéficiant de la réciprocité (qui fut pourtant le premier argument politique en faveur des accords). Les recoupements permettent d’établir qu’il y en a environ mille par an.

L’Union européenne ne dispose d’aucune donnée à ce sujet, et Berne n’a pas de curiosité particulière vis-à-vis de ces citoyens qui s’en vont contribuer à la prospérité du continent. L’administration semble éviter de s’engager sur le terrain de la réciprocité et renvoie les questions aux consulats suisses dans les pays concernés.

Il est tout au plus question de 400 000 Suisses dans l’UE, comme s’ils étaient autant de bénéficiaires des accords. Au Département fédéral des Affaires étrangères (DFAE), une porte-parole ajoute que les ressortissants de l’UE établis en Suisse sont au nombre de 1,1 million. Ces chiffres renvoient aussitôt à la question des doubles nationaux, rendant toute comparaison acrobatique. Les Suisses établis dans l’UE sont plus de 300 000 doubles nationaux, dont la plupart sont également ressortissants du pays de domicile (qui ne les compte pas comme Suisses). A l’inverse, le chiffre des Européens établis en Suisse ne tient pas compte de ceux qui ont aussi la nationalité suisse.

Statistiques inexistantes

Dans ces conditions, combien d’Européens sont présents en Suisse du point de vue de l’Union Européenne? A l’inverse, le seul chiffre significatif par rapport à l’application des accords par l’Union serait celui du nombre de Suisses établis en tant que tels (peu importe qu’ils aient également la nationalité d’un pays non européen).

Cette statistique n’existe pas, mais les chiffres fournis par le DFAE comprennent la catégorie des «seulement Suisses», qui recouvre approximativement le nombre de personnes admises dans l’UE sur la base de leur seul passeport suisse. En additionnant le nombre de «seulement Suisses» par pays, on arrive à 111 000 personnes établies dans l’UE en tant que Suisses en 2012 (chiffre comparable cette fois aux 1,1 million d’Européens présents en Suisse sur la base d’un passeport européen).

L’effet à proprement parler de la libre circulation est pour sa part très modeste: les «seulement Suisses» établis dans l’UE étaient 103 000 en 2004, 108 000 en 2009, 111 000 en 2012. Soit 8000 nouveaux arrivés en huit ans. Mille par an. 

En comptant les doubles nationaux (qui n’avaient pas besoin d’accord pour s’établir en Europe), le nombre est passé de 377 000 personnes en 2004 à 427 000 en 2012. Ce mouvement reflète une intensification de la migration suisse dans l’UE, mais qui bénéficie surtout aux doubles nationaux. Hypothèse: les multinationales basées en Suisse qui délèguent des ressources humaines dans leurs filiales européennes y envoient de préférence des doubles-nationaux.    

La cas français

L’effet de la libre-circulation pour les «seulement Suisses» n’est perceptible que dans la zone frontalière avec la France. Dans l’arrondissement consulaire de Lyon, dont dépend la Haute-Savoie, le solde migratoire des «seulement Suisses» a progressé de 745 personnes en 2012. C’est d’autant plus remarquable que le solde migratoire pour Marseille a été négatif, avec 132 départs. Avec 18 024 Suisses enregistrés en tant que tels, l’arrondissement de Lyon abrite plus de la moitié des 32 374 «seulement Suisses» établis en France. 

On ne s’étonnera pas que cet effet de proximité ait augmenté récemment avec la France dite «voisine» (recherche d’habitat pour des raisons de coûts). En 2009, l’augmentation par rapport à l’année précédente n’était que de 376 personnes. Il ne se vérifie guère cependant dans les autres pays contigus: en 2012, l’arrondissement de Stuttgart, qui couvre la région de Bâle (Weil am Rhein, Lörrach), recense 8980 «Nurschweizer», soit une hausse de seulement 170 personnes en une année. L’arrondissement consulaire de Milan ne recense que 5477 Nurschweizer, un chiffre en baisse de 95 personnes en une année. 

Indépendamment des niveaux salariaux dissuasifs, comment se fait-il qu’il y ait si peu de Suisses à s’établir en Europe? L’organisation des Suisses de l’étranger (OSE) rappelle que certaines plaintes lui étaient parvenues en phase précoce d’application, les accords semblant parfois ignorés sur le terrain. Aujourd’hui, les observations de l’OSE concernent plutôt le niveau élevé des primes maladie de la LAMal UE. Sarah Mastantuoni rappelle que les Suisses en partance pour l’UE doivent s’affilier en Suisse, sauf si la réglementation du pays d’accueil en dispose autrement. 

L’affaire des primes d’assurance maladie

Ces primes sont très élevées. Elles peuvent atteindre 600 francs par mois aux Pays-Bas, ou encore 250 francs en Grèce (montants incompatibles avec le niveau moyen des salaires des pays concernés). En France, la LAMal UE coûte dans les 450 francs par mois. Montant injustifiable par rapport à l’assurance mutuelle des frontaliers, qui propose des primes n’excédant pas 150 euros par mois (pour un assuré de 60 ans).

Sans parler des exagérations les plus criantes: l’OSE était intervenue auprès de l’Office fédéral de la santé publique au sujet de Helsana, qui avait presque doublé sa prine LAMal UE pour la France en 2009 (à 892 francs). Certains parlementaires s’étaient émus du niveau de la LAMal UE. Le Conseil fédéral les avait proprement éconduits.

Le niveau des primes LAMal UE n’est en tout cas pas un obstacle s’agissant de la France, l’un des rares pays européens à donner le choix entre son système national (mutuelle ou sécu) et la LAMal UE. D’où peut-être l’intérêt des Suisses pour ce pays devenu leur destination privilégiée en Europe.

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