Démocraties à la dérive. Il est minuit, docteur Schweitzer !

Avec la chute du Mur de Berlin en novembre 1989, puis la dislocation de l’empire soviétique, beaucoup ont cru à « La Fin de l’histoire », une thèse popularisée en 1992 par Francis Fukuyama dans son essai annonçant la victoire du modèle démocratique libéral sur les idéologies alternatives, et donc la fin des affrontements de grande ampleur. Il n’en fut rien. La plupart des grandes promesses annoncées après la chute du communisme (prospérité et démocratie pour tous, respect des droits de l’homme, apaisement des relations internationales) n’ont pas été tenues et cette “fin de l’histoire” espérée est maintenant renvoyée aux calendes grecques. Quant au modèle démocratique, il se trouve en pleine crise. D’inspiration occidentale, va-t-il encore survivre ? Ce serait moins grave si l’Occident était toujours dominant, mais ce n’est plus le cas. Ainsi, pour Hubert Védrine, ancien ministre français des Affaires étrangères, l’Occident a perdu le monopole de son influence, tandis que de manière plus radicale encore, pour le diplomate singapourien Kishore Mahbubani, nous assistons à la “fin de la parenthèse occidentale” !

Aujourd’hui, les vents contraires à la démocratie soufflent un peu partout. Selon les conclusions du rapport annuel (2021) de l’organisation intergouvernementale “Institute for Democracy and Electoral Assistance” basée à Stockholm, plus d’un quart de la population mondiale vit aujourd’hui dans une démocratie en recul, et près de 70 %, si on ajoute les régimes autoritaires ou « hybrides » (combinant règles démocratiques et mesures répressives). Cette tendance, selon ce même rapport, n’a cessé de se péjorer depuis 2016. Les États-Unis et la Slovénie se sont ainsi ajoutés au palmarès peu reluisant des pays ayant connu des érosions démocratiques importantes, aux côtés de pays qui y figuraient déjà, comme le Brésil, l’Inde, la Hongrie, la Pologne et les Philippines.

Cela en dit long sur le fait qu’il se passe, dans ce XXIème siècle, quelque chose de grave sur la qualité démocratique dans le monde. L’ère de la mondialisation libérale semble en effet s’être refermée et, avec elle, la fin du modèle occidental. Les nationalismes se sont renforcés comme remèdes aux crises identitaires, les classes moyennes sont un peu partout déclinantes, remplissant de plus en plus les rangs d’une génération déçue par le modèle libéral, tandis que les populistes ont le vent en poupe. Ces derniers, en puisant habilement aux ressorts et aux failles de la démocratie (avec ses différents systèmes électoraux et jeux d’alliances), ont su conquérir, pour ensuite les verrouiller, les rouages du pouvoir dans certains États: Bolsonaro au Brésil, Duterte aux Philippines, Orban en Hongrie, Trump aux Etats-Unis, sans oublier, plus lointains du point de vue occidental, le Turc Erdogan, l’Egyptien Al-Sissi, l’Indien Modi ou encore le Russe Poutine. Le « système démocratique » existant – avec ses mécanismes, son arithmétique, ses principes – est à ce point déconsidéré aujourd’hui qu’il est de plus en plus assimilé à de la fumisterie.

C’est aux Etats-Unis que la situation est devenue la plus inquiétante, plus particulièrement sous l’ère Trump où on a assisté à un véritable assaut contre la démocratie : refus de la division des pouvoirs, illégitimité́ de toute critique, attaques sur le droit de vote, réduction d’un parti politique républicain devenu l’instrument d’un seul homme, nominations systématiques d’amis radicaux dans l’espace judiciaire, collusion avec des puissances estrangères. Ce pays, naguère ambassadeur de la société libérale, en est devenu le cancre et il est bien mal placé désormais pour faire la leçon à qui que ce soit. Le sommet virtuel pour la démocratie, organisé par l’administration Biden les 9 et 10 décembre derniers, en est un piètre exemple. Annoncé dans une tribune publiée au printemps 2020qui tenait lieu de déclaration de politique étrangère du candidat démocrate, ce sommet a complètement raté sa cible : rassemblant des gouvernements (comme Taïwan, Brésil et Pakistan) choisis selon les critères des intérêts régionaux de Washington, il n’a fait que provoquer la colère des exclus, Chine, Russie et Turquie en tête. Joe Biden a admis lui-même que son pays était en crise et qu’il devait « combattre sans relâche pour être à la hauteur de ses idéaux démocratiques ». De son côté, la secrétaire au Trésor, Janet Yellen, a avoué, au cours d’une session consacrée au poison de la corruption, que les États-Unis étaient sans doute « le meilleur endroit pour cacher et blanchir des gains acquis frauduleusement ». Certes, la reconnaissance d’une telle réalité constitue un signal encourageant et essentiel dont seules les démocraties sont capables. Mais elle n’a rien d’encourageant.

Anne Applebaum, dans son livre “Démocraties en déclin” (Grasset 2021) se pose, comme l’ont fait les anciens philosophes, cette question centrale : comment la démocratie peut-elle aboutir à la tyrannie ? Car c’est bien de cela dont il s’agit aujourd’hui, aux Etats-Unis comme ailleurs dans le monde. Confrontés à la confusion, à la complexité, dit-elle, les gens s’en remettent volontiers à une forme d’autoritarisme pour rétablir l’ordre, rejetant dans un même mouvement le pluralisme des idées et le débat. À partir de là, que le pouvoir autoritaire se réclame d’une quelconque idéologie puisant à droite ou à gauche, ce ne sont plus les idées qui priment, mais c’est une tournure d’esprit, parfois sécuritaire, souvent nationaliste, voire raciste… pour ne pas en dire plus! Et pour couronner le tout, ce processus d’aliénation se produit avec la bénédiction d’intellectuels de tous bords. Anne Applebaum renvoie à ce sujet au livre publié en 1927 par Julien Benda, “La trahison des clercs”. Ce philosophe comprit en effet qu’il n’importait pas de s’intéresser aux despotes, mais bien plutôt aux partisans de l’autoritarisme qu’il voyait se répandre en nuées partout en Europe, et son attention se porta au premier chef sur les intellectuels qu’il accusa de trahir leur tâche principale de recherche de la vérité pour des intérêts bassement pécuniaires ou de prestige. Les génocides du XXème, alimentés par de tels intellectuels peu scrupuleux, démontreront (malheureusement) la justesse de sa vision.

Si l’étincelle de démocratie allumée en Tunisie en décembre 2010 (connue sous le terme de printemps arabe) s’est rapidement répandue dans toute la région MENA (Afrique du Nord et Moyen-Orient), plus de vingt ans plus tard, la déception est au rendez-vous un peu partout. La faute notamment aux pays berceau de la démocratie, y compris la Suisse, qui, après avoir soutenu, sans sourciller, plusieurs dictateurs (Moubarak, Ben Ali, Kadhafi), ne s’embarrassent pas aujourd’hui de fermer les yeux sur les pratiques, toutes sauf démocratiques, de pays tels que l’Arabie saoudite, les Emirats arabes Unis, la Turquie, l’Iran, l’Egypte ou encore l’Algérie.

Heureusement, la résistance “démocratique” connaît ses héros et parfois elle réussit à faire barrage. D’abord au coeur même de certaines sociétés, où le pluralisme politique n’a pas disparu, où le nationalisme peut parfois s’exprimer sans menacer la démocratie, voire en la réclamant (comme en Catalogne). Même en Hongrie et en Pologne, de grandes villes sont finalement passées à l’opposition libérale. La lutte pour la démocratie, pour son maintien, son renouvellement ou son installation, a ses forces vives sous toutes les latitudes (Russie, Egypte, Birmanie, Algérie, Liban, Chili, etc).  Et puis, aux portes des grands empires autoritaires, les petits résistent aux puissants : Taiwanais et Hongkongais tiennent la dragée haute à la Chine, en brandissant le flambeau de la démocratie pluraliste; Pékin enrage et ne sait que faire.

Anne Applebaum, dans son ouvrage cité plus haut, rapporte un entretien avec le politologue Stathis Kalyvas, professeur à Oxford. Selon lui, « le moment libéral d’après 1989 est l’exception », exprimant ainsi son scepticisme à l’égard de la démocratie, en lui opposant l’attrait de l’autoritarisme, qui, lui, serait éternel. À cette vision pessimiste, on objectera la pensée de Georges Burdeau, lequel écrivait en 1956 que “la démocratie n’est pas dans les institutions, mais dans les hommes“. Donc, tant qu’il y aura des hommes, gageons que la flamme démocratique ne mourra pas !