La guerre en Ukraine nous a fait perdre notre latin… et nos repères.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine en février dernier nous a bouleversés par son anachronisme et son cynisme. Cette agression brutale et totalement injustifiée (quoi qu’en disent ses défenseurs) contre un Etat souverain et pacifique en plein cœur de l’Europe, en violation flagrante du droit international et du droit des conflits armés, sur fond de menace nucléaire, nous renvoie en effet, avec ses millions de réfugiés, aux heures sombres de l’expansionnisme militaire hitlérien ou soviétique.

Mais que s’est-il donc passé à nos portes, que nous n’ayons anticipé ? Et à qui la faute ? À cet Occident tant décrié pour son impérialisme conquérant, manifesté notamment au travers de l’expansion de son bras armé (OTAN) en Europe de l’Est, et ce au mépris de la Russie. À la folie du président Poutine, dictateur « psychopathe », avide de pouvoir et déconnecté de toute réalité, un fou dangereux en quelque sorte ? Quoi qu’il en soit, les faits sont là, et ils parlent à notre conscience : des villes ukrainiennes rasées de la carte, des morts par dizaines de milliers, des crimes de guerre commis de manière quotidienne… et demain peut-être la catastrophe nucléaire !

Produit d’un hypernationalisme nostalgique, l’invasion russe en Ukraine matérialise ce fantasme longtemps redouté par les Occidentaux d’un retour de la menace russe sur le continent européen, tout ceci dans un monde profondément métamorphosé par les évolutions de la seconde moitié du XXe siècle: la construction européenne, la fin du monde bipolaire, la mondialisation des réseaux économiques et des moyens de communication. Qui l’eût cru ? À peine sortis d’une pandémie mondiale où nous nous sentions tous solidaires, à des degrés certes divers, nous voilà plongés à nouveau dans les méandres d’événements datant d’un autre siècle, faits de rêves d’empires, de conquêtes militaires et de domination, allant à contre-courant d’un monde qui se voulait pourtant de plus en plus intégré et globalisé.

Surprenants et inattendus, les événements de ces dernières semaines en Ukraine ont provoqué des réactions fortes, parfois sans précédents. Citons ici la vigueur de la résistance ukrainienne avec, à sa tête, un Président Zelensky qui s’est mué en chef de guerre; la convergence politique occidentale retrouvée (européenne et transatlantique); le plus vaste et rigoureux programme de sanctions économiques et financières jamais mis en œuvre contre un Etat ; l’assistance militaire et logistique américaine et européenne hors OTAN (évaluée à près de 64 milliards de dollars); la multiplication des recours devant la justice internationale, ou encore, à l’ère des réseaux sociaux et de la responsabilité sociale des entreprises, le retrait volontaire de la plupart des grandes entreprises occidentales opérant en Russie, sous la pression de l’opinion publique internationale.

Au-delà de ces réactions, il y a les retombées géopolitiques d’un tel conflit, qui marqueront sans doute les générations à venir. Certains parlent déjà de changement de paradigme ou encore de fin de l’après-guerre froide. Peu importent les termes employés, les faits sont là, qui démontrent que nous sommes bel et bien à un tournant de l’histoire. Ces vingt dernières années avaient déjà été marquées par le retour de la politique de puissance dans les relations internationales, par la géopolitisation de la mondialisation, par la (re)montée en influence des grands pays émergents (Chine, Inde, Russie, Turquie…) et par l’affaiblissement corrélatif de l’Occident, suivi de la contestation de plus en plus directe des principes et valeurs de la démocratie libérale par ces régimes autoritaires. L’intervention militaire russe en Ukraine n’a fait qu’accélérer ces transformations. Quelle qu’en soit son issue, on peut craindre que celle-ci rendra désormais plus probable n’importe quel autre mouvement militaire dans le monde. Car avec le Président Poutine, un tabou est tombé : la paix n’est plus sacrée et l’usage de la force a (re)trouvé sa justification, alimentée par la diffusion d’un narratif d’ailleurs sur mesure, s’appuyant sur les ressorts d’un complotisme anti-occidental, inaugurant ce que d’aucuns appellent l’ère de la post-vérité. Pour Rob Kapito, le patron de Blackrock, un des plus grands fonds d’investissement américain, « la guerre en Ukraine pourrait marquer la fin de la mondialisation, telle qu’on l’a connue ». Nombre de pays l’ont compris, qui ne pensent déjà qu’à se réarmer. C’est qu’outre les points chauds persistants, comme en Syrie et au Yémen, les tensions s’accumulent en différents points du Globe : entre l’Algérie et le Maroc, dans les Balkans entre la Serbie et ses voisins ou encore dans la péninsule coréenne, sans oublier les tensions entre la Chine et Taïwan.

Les pays occidentaux n’ont pas vu (ou voulu voir) venir, préférant le plus souvent se contenter de défendre le statu quo dans les relations internationales, en fermant notamment les yeux sur les dérives populistes et fascisantes des autocrates de ce monde, pourvu que ces derniers travaillent à la défense « bien comprise » de leurs propres intérêts. Les « printemps arabes » qui ont secoué l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient en 2011, n’ont pas fait changer cette posture, ni les menaces proférées par Vladimir Poutine à l’encontre d’un Occident accusé d’être corrompu et décadent. Car celui-ci a joui des années durant d’une immunité ou d’une admiration aveugle, voire de la complicité bienveillante de relais à l’étranger (à commencer par l’ex-Chancelier allemand Gerhard Schröder). Et malgré ses ambitions maintes fois annoncées de reconstituer l’empire russe, à force d’arguments tels que « l’Ukraine comme Nation n’existe pas, donc elle ne doit pas exister », la prise de conscience, puis la réaction des Occidentaux à ces menaces ont été bien trop tardives. La goutte de vodka russe a fini par faire déborder le vase en Crimée en 2014, avant de se répandre en Ukraine, qui en paie le prix aujourd’hui.

Ce réveil, même tardif, a néanmoins produit ses effets, jusqu’à jouer à l’encontre des objectifs de guerre du président Poutine: on assiste ainsi à la restauration de l’unité européenne (Royaume-Uni compris), comme du lien transatlantique, au renforcement de l’Otan avec l’annonce récente des candidatures suédoise et finlandaise ou encore à l’affirmation de l’identité́ nationale ukrainienne et de sa vocation européenne, et finalement à la mise au ban durable de la Russie au sein de la communauté́ internationale. Oui, tout va désormais très vite : à preuve, le virage allemand vers une réduction de sa dépendance énergétique à l’égard de Moscou et vers un accroissement significatif de son budget militaire, qui pourait donner le coup d’envoi à une politique énergétique européenne ainsi qu’à une Europe de la défense longtemps restée à l’état de vœux pieux. L’autre retombée significative du passage à l’acte de Vladimir Poutine pourrait accélérer l’affirmation, à un niveau global, de l’attachement européen aux valeurs démocratiques du monde de demain.

Bien sûr, il est encore trop tôt pour dresser un inventaire des tendances qui vont se dessiner sur la scène internationale. Les incertitudes sont légion sur l’issue du conflit en Ukraine et sur l’avenir du régime en place à Moscou, de même que sur la pérennité des avancées européennes ou encore sur l’évolution de la politique américaine. L’attitude de Pékin sur ce conflit sera également déterminante, tout comme l’ambivalence affichée par des Etats traditionnellement plus proches, voire alliés de l’Occident, tels que l’Inde, la Turquie, ou même Israël, et l’indifférence significative du reste du monde, toutes ces postures révélant le caractère fragile de ce monde multipolaire que d’aucuns appelaient pourtant de leurs vœux dans les années 1990.

Le 30 mars dernier lors d’une conférence, ce même patron de Blackrock, cité plus haut, lançait un cri d’alarme: « nous devons tous nous préparer au pire »… Et d’ajouter: « attachez vos ceintures, parce que ce que nous vivons aujourd’hui, nous ne l’avons jamais vu ». La brève pax americana, ô combien imparfaite, a vécu. A sa place, une ère d’extrême instabilité et d’imprévisibilité renforcée s’est installée. Jusqu’à quand et jusqu’où ? Qui vivra verra l

Démocraties à la dérive. Il est minuit, docteur Schweitzer !

Avec la chute du Mur de Berlin en novembre 1989, puis la dislocation de l’empire soviétique, beaucoup ont cru à « La Fin de l’histoire », une thèse popularisée en 1992 par Francis Fukuyama dans son essai annonçant la victoire du modèle démocratique libéral sur les idéologies alternatives, et donc la fin des affrontements de grande ampleur. Il n’en fut rien. La plupart des grandes promesses annoncées après la chute du communisme (prospérité et démocratie pour tous, respect des droits de l’homme, apaisement des relations internationales) n’ont pas été tenues et cette “fin de l’histoire” espérée est maintenant renvoyée aux calendes grecques. Quant au modèle démocratique, il se trouve en pleine crise. D’inspiration occidentale, va-t-il encore survivre ? Ce serait moins grave si l’Occident était toujours dominant, mais ce n’est plus le cas. Ainsi, pour Hubert Védrine, ancien ministre français des Affaires étrangères, l’Occident a perdu le monopole de son influence, tandis que de manière plus radicale encore, pour le diplomate singapourien Kishore Mahbubani, nous assistons à la “fin de la parenthèse occidentale” !

Aujourd’hui, les vents contraires à la démocratie soufflent un peu partout. Selon les conclusions du rapport annuel (2021) de l’organisation intergouvernementale “Institute for Democracy and Electoral Assistance” basée à Stockholm, plus d’un quart de la population mondiale vit aujourd’hui dans une démocratie en recul, et près de 70 %, si on ajoute les régimes autoritaires ou « hybrides » (combinant règles démocratiques et mesures répressives). Cette tendance, selon ce même rapport, n’a cessé de se péjorer depuis 2016. Les États-Unis et la Slovénie se sont ainsi ajoutés au palmarès peu reluisant des pays ayant connu des érosions démocratiques importantes, aux côtés de pays qui y figuraient déjà, comme le Brésil, l’Inde, la Hongrie, la Pologne et les Philippines.

Cela en dit long sur le fait qu’il se passe, dans ce XXIème siècle, quelque chose de grave sur la qualité démocratique dans le monde. L’ère de la mondialisation libérale semble en effet s’être refermée et, avec elle, la fin du modèle occidental. Les nationalismes se sont renforcés comme remèdes aux crises identitaires, les classes moyennes sont un peu partout déclinantes, remplissant de plus en plus les rangs d’une génération déçue par le modèle libéral, tandis que les populistes ont le vent en poupe. Ces derniers, en puisant habilement aux ressorts et aux failles de la démocratie (avec ses différents systèmes électoraux et jeux d’alliances), ont su conquérir, pour ensuite les verrouiller, les rouages du pouvoir dans certains États: Bolsonaro au Brésil, Duterte aux Philippines, Orban en Hongrie, Trump aux Etats-Unis, sans oublier, plus lointains du point de vue occidental, le Turc Erdogan, l’Egyptien Al-Sissi, l’Indien Modi ou encore le Russe Poutine. Le « système démocratique » existant – avec ses mécanismes, son arithmétique, ses principes – est à ce point déconsidéré aujourd’hui qu’il est de plus en plus assimilé à de la fumisterie.

C’est aux Etats-Unis que la situation est devenue la plus inquiétante, plus particulièrement sous l’ère Trump où on a assisté à un véritable assaut contre la démocratie : refus de la division des pouvoirs, illégitimité́ de toute critique, attaques sur le droit de vote, réduction d’un parti politique républicain devenu l’instrument d’un seul homme, nominations systématiques d’amis radicaux dans l’espace judiciaire, collusion avec des puissances estrangères. Ce pays, naguère ambassadeur de la société libérale, en est devenu le cancre et il est bien mal placé désormais pour faire la leçon à qui que ce soit. Le sommet virtuel pour la démocratie, organisé par l’administration Biden les 9 et 10 décembre derniers, en est un piètre exemple. Annoncé dans une tribune publiée au printemps 2020qui tenait lieu de déclaration de politique étrangère du candidat démocrate, ce sommet a complètement raté sa cible : rassemblant des gouvernements (comme Taïwan, Brésil et Pakistan) choisis selon les critères des intérêts régionaux de Washington, il n’a fait que provoquer la colère des exclus, Chine, Russie et Turquie en tête. Joe Biden a admis lui-même que son pays était en crise et qu’il devait « combattre sans relâche pour être à la hauteur de ses idéaux démocratiques ». De son côté, la secrétaire au Trésor, Janet Yellen, a avoué, au cours d’une session consacrée au poison de la corruption, que les États-Unis étaient sans doute « le meilleur endroit pour cacher et blanchir des gains acquis frauduleusement ». Certes, la reconnaissance d’une telle réalité constitue un signal encourageant et essentiel dont seules les démocraties sont capables. Mais elle n’a rien d’encourageant.

Anne Applebaum, dans son livre “Démocraties en déclin” (Grasset 2021) se pose, comme l’ont fait les anciens philosophes, cette question centrale : comment la démocratie peut-elle aboutir à la tyrannie ? Car c’est bien de cela dont il s’agit aujourd’hui, aux Etats-Unis comme ailleurs dans le monde. Confrontés à la confusion, à la complexité, dit-elle, les gens s’en remettent volontiers à une forme d’autoritarisme pour rétablir l’ordre, rejetant dans un même mouvement le pluralisme des idées et le débat. À partir de là, que le pouvoir autoritaire se réclame d’une quelconque idéologie puisant à droite ou à gauche, ce ne sont plus les idées qui priment, mais c’est une tournure d’esprit, parfois sécuritaire, souvent nationaliste, voire raciste… pour ne pas en dire plus! Et pour couronner le tout, ce processus d’aliénation se produit avec la bénédiction d’intellectuels de tous bords. Anne Applebaum renvoie à ce sujet au livre publié en 1927 par Julien Benda, “La trahison des clercs”. Ce philosophe comprit en effet qu’il n’importait pas de s’intéresser aux despotes, mais bien plutôt aux partisans de l’autoritarisme qu’il voyait se répandre en nuées partout en Europe, et son attention se porta au premier chef sur les intellectuels qu’il accusa de trahir leur tâche principale de recherche de la vérité pour des intérêts bassement pécuniaires ou de prestige. Les génocides du XXème, alimentés par de tels intellectuels peu scrupuleux, démontreront (malheureusement) la justesse de sa vision.

Si l’étincelle de démocratie allumée en Tunisie en décembre 2010 (connue sous le terme de printemps arabe) s’est rapidement répandue dans toute la région MENA (Afrique du Nord et Moyen-Orient), plus de vingt ans plus tard, la déception est au rendez-vous un peu partout. La faute notamment aux pays berceau de la démocratie, y compris la Suisse, qui, après avoir soutenu, sans sourciller, plusieurs dictateurs (Moubarak, Ben Ali, Kadhafi), ne s’embarrassent pas aujourd’hui de fermer les yeux sur les pratiques, toutes sauf démocratiques, de pays tels que l’Arabie saoudite, les Emirats arabes Unis, la Turquie, l’Iran, l’Egypte ou encore l’Algérie.

Heureusement, la résistance “démocratique” connaît ses héros et parfois elle réussit à faire barrage. D’abord au coeur même de certaines sociétés, où le pluralisme politique n’a pas disparu, où le nationalisme peut parfois s’exprimer sans menacer la démocratie, voire en la réclamant (comme en Catalogne). Même en Hongrie et en Pologne, de grandes villes sont finalement passées à l’opposition libérale. La lutte pour la démocratie, pour son maintien, son renouvellement ou son installation, a ses forces vives sous toutes les latitudes (Russie, Egypte, Birmanie, Algérie, Liban, Chili, etc).  Et puis, aux portes des grands empires autoritaires, les petits résistent aux puissants : Taiwanais et Hongkongais tiennent la dragée haute à la Chine, en brandissant le flambeau de la démocratie pluraliste; Pékin enrage et ne sait que faire.

Anne Applebaum, dans son ouvrage cité plus haut, rapporte un entretien avec le politologue Stathis Kalyvas, professeur à Oxford. Selon lui, « le moment libéral d’après 1989 est l’exception », exprimant ainsi son scepticisme à l’égard de la démocratie, en lui opposant l’attrait de l’autoritarisme, qui, lui, serait éternel. À cette vision pessimiste, on objectera la pensée de Georges Burdeau, lequel écrivait en 1956 que “la démocratie n’est pas dans les institutions, mais dans les hommes“. Donc, tant qu’il y aura des hommes, gageons que la flamme démocratique ne mourra pas !