Et si les abeilles…

…de grâce, préservons les pissenlits…

Une séquence de “Coté jardin” sur RTS La première dimanche dernier (22.04.2022, 8h30) m’a fait bondir, à savoir : comment éliminer les pissenlits de mon gazon? Il ne s’agit nullement ici de s’en prendre à cette émission en particulier, ni aux auteurs de la séquence dont les propos ont d’ailleurs été relativisés par l’animatrice. En effet, en plus de 40 ans, le ton de l’émission a énormément évolué. On y prône aujourd’hui des pratiques respectueuses des plantes, des insectes et de l’environnement en général. Elle héberge aussi une chronique “abeilles”, insecte qu’elle arbore sur sa page d’accueil. Je propose plutôt de réfléchir sur ces atavismes qui nous font toujours privilégier un certain “propre en ordre” et que l’on peut résumer par l’adage “chassez le naturel, il revient au galop”.

Cette question m’a trotté toute la semaine dans la tête. Et avant d’effectuer la première tonte de mon propre gazon, j’ai examiné ce qu’on peut y trouver. En vingt ans, sans aucun autre traitement que la tonte, une multitude de plantes s’y sont installées.

Etonnante biodiversité végétale: J’ai relevé la présence de véroniques en fleurs, de pensées sauvages, de primevères (2 espèces), de plantains (2 espèces), de gaillets (2 espèces), de bugle rampant, de thym serpolet, de molène noire, d’orties dioïques, de muguet, de lierre, d’achillée millefeuilles, de pâquerettes et de marguerites, de centaurées et de piloselles, de myosotis, d’hellébores (2 espèces), de géraniums (2 espèces sauvages). Il y a aussi un lys martagon qui fleurit chaque année, sans parler des églantiers et de l’aubépine, de cardamines, de deux autres crucifères dont le nom m’échappe, de ficaires officinales, de trèfle blanc, de chélidoine, de liseron, d’angéliques, de vigne sauvage et de 4 espèces de graminées non semées.

On en est donc déjà dénombré une quarantaine d’espèces de plantes à fleurs sauvages. Et j’en oublie probablement une bonne dizaine. Espèces indigènes qui se sont installées spontanément et qui trouvent leur place dans ma pelouse. Hier matin, il faisait beau et chaud. Les fleurs de saison étaient ouvertes et des insectes les visitaient: des mouches et divers diptères, une ou deux abeilles mellifères et plusieurs abeilles sauvages (deux espèces de bourdons), des osmies, abeilles maçonnes et quelques coléoptères.  Chaque année des abeilles sauvages creusent leurs nids entre les pâquerette et le serpolet sans aménagement particulier, mais sans dérangements non plus. Quelques fourmis ont également installé leurs nids. C’est toujours un grand moment que celui de leur vols nuptiaux lors des chaudes journées d’été.

Les papillons seront au rendez-vous dans les prochaines semaines. Six espèces fréquentes, comme le paon du jour ou la petite tortues, se nourrissent d’orties. Des sphynx viennent pondre leurs oeufs sur la molène noire. Chaque année, leurs spectaculaires chenilles sont un plaisir pour les yeux.

En résumé, favoriser la biodiversité, cela peut être très simple. Sans efforts et sans interventions coûteuses, on obtient déjà des résultats remarquables.

Et les pissenlits me direz-vous? Eh bien, ils y ont aussi leur place, une dizaine de pieds sur une centaine de mètres carrés. Sans pour autant devenir envahissants, mais je dois admettre qu’ils sont régulés par les campagnols de passage qui dévorent leurs succulentes racines. Aucune abeille mellifère sur ces quelques pissenlits. Pas suffisamment intéressant pour elles. En effet, elles ont besoin de beaucoup plus grandes étendues de fleurs pour assurer leurs besoins. De champs entiers, en fait.

Et c’est ici que les choses se gâtent.  C’est en effet dans les grandes étendues de prairies naturelles que se faisait autrefois la principale récolte de miels de fleurs, avec une part importante pour le pissenlit. C’est désormais terminé. L’intensification de l’agriculture herbagère a conduit à une réduction drastique des fleurs en général et même des pissenlits dans nos campagnes.

Il existe même des produits chimiques pour s’en débarrasser. Une rapide recherche sur Google avec les mots “désherbant pissenlits” retourne près de 100’000 articles en un tiers de seconde. Avec en première ligne le glyphosate, un désherbant total à éviter absolument. Mais même les produits plus spécifiques seront également nocifs pour d’autres espèces de plantes.

Lorsque je me suis installé en Gruyère il y a plus de 25 ans, la floraison du pissenlit, pour autant qu’elle ne soit pas entravée par dix jours de froid et de pluies, assurait une première récolte d’un miel fantastique. Elle permettait aussi aux colonies d’abeilles mellifères de se développer magnifiquement, de remplir une ou deux hausses de nectar, de construire des cadres de hausse et de récolter du miel en rayon.  Désormais, c’est devenu très aléatoire.

Principale cause: l’intensification des pratiques agricoles. Les prairies naturelles ont été remplacées par des prairies artificielles, sans fleurs et essentiellement constituées de graminées riches en matière nutritive à transformer en fromage. Celles qui restent sont souvent fauchées ou pâturées avant même la floraison des pissenlits.

Comme le résume tristement un collègue apiculteur qui se reconnaîtra: en 20 ans la Gruyère est devenue un désert vert.

 

Illustration d’un paysage agricole autrefois entièrement jaune de pissenlits au mois de mai et désormais dominé par des prairies artificielles où les fleurs ne trouvent plus leur place. On distingue des prairies fleuries de pissenlits (au premier plan et au second plan à gauche et à droite de la photo) et des zones déjà fauchées (au troisième plan). Le vert est la couleur prédominante.
Illustration d’une prairie cours de floraison des pissenlits progressivement pâturée par le bétail. Tous les 2-3 jours, la limite de pâturage est repoussée en direction de la lisière des arbres

Pourquoi les pissenlits sont-ils si mal aimés? Aussi appelé “dent-de-lion” en raison de la forme de ses feuilles fortement dentelées, le pissenlit présente aussi des connotations positives, ne serait-ce que le prestige accordé au lion dans de nombreuses culture. Et Larousse n’a-t-il pas fait de sa puissance de propagation le symbole de la diffusion des connaissances?

D’un point de vue agronomique, le pissenlit n’est pas une plante très intéressante. Avec sa forte racine pivotante où se concentrent ses réserves et ses larges feuilles en éventail, il fait concurrence aux graminées. Alors que ces dernières sont riches en nutriments pour le bétail, la partie verte du pissenlit est essentiellement constituée d’eau: une fois séchée, il n’en reste quasiment rien pour le bétail. On comprend donc bien pourquoi les agriculteurs ne l’apprécient pas dans leurs prairies.

C’est nettement moins clair pour les amateurs de surfaces engazonnées. La couleur des fleurs est attrayante et c’est une riche source de pollen pour les insectes. Ici encore, l’emprise des fleurs sur le sol n’est guère appréciée. C’est peut-être aussi justement cette faculté de propagation qui le rend peu populaire chez les amateurs de gazon.

Peut-être faut-il aussi y chercher une cause psychologique. Le nom « pissenlit » est attesté dès le XV e siècle ; il provient des propriétés diurétiques de la plante, littéralement « pisser en lit », soit uriner au lit. Ne serions-nous tout simplement pas inconsciemment marqués par l’association entre le nom de la plante et un traumatisme profondément enfoui dans les souvenirs de l’enfance?

.. quoi qu’il en soit, de grâce préservons les pissenlits….

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