Et si les abeilles…

…si les abeilles étaient libres…

le samedi 23 novembre 2019, le grand auditoire de l’Institut agricole de l’Etat de Fribourg à Grangeneuve était plein à craquer pour écouter l’apiculteur allemand Torben Schiffer, invité par l’organisation FreeTheBees, nous parler de sa vision de l’apiculture… décryptage…

Depuis quelques années, André Wermelinger, apiculteur et activiste, auteur du site web “Free the bees” et président de l’association éponyme, plaide avec ses adhérents pour la “libération” des abeilles” Qu’entendent-ils donc par là?

Si nous pouvons d’emblée éliminer tout rapport avec le groupe de rock britannique “The Bees”, dont le second album, un peu allumé, est justement intitulé “Free the Bees“, les idées véhiculées dans les newsletters de l’association établissent une série de constats accablants pour l’apiculture contemporaine, telle qu’elle est pratiquée par la majorité des apiculteurs et soutenue par les instances officielles et les associations locales et nationales d’apiculture. On y apprend entre autres que les pratiques apicoles et les apiculteurs eux-mêmes seraient en grande partie responsables de l’état alarmant des abeilles mellifères.

Dans ses statuts, l’association FreeTheBees mentionne quatre objectifs:

  1. Protection, promotion et dissémination des colonies d’abeilles européenne (Apis mellifera), vivant sans l’homme de manière autonome en Suisse
  2. Améliorer les conditions environnementales des abeilles mellifères autonomes
  3. Conserver et promouvoir la biodiversité et la diversité des gènes à partir des races d’abeilles localement adaptées, étant soumises à la sélection naturelle
  4. Promouvoir une apiculture durable, opportune et selon les besoins de l’espèce, répondant aux besoins écologiques et économiques pour l’homme et la nature

Dans un tableau synthétique, Wermelinger résume ses vues de l’apiculture dans laquelle il distingue quatre catégories de pratiques apicoles du plus “naturel”? au plus intensif.

évaluées selon 8 critères:

soit, en tout, 32 combinaisons possibles proposées aux gôuts des apiculteurs.

Exemples de mise en oeuvre

Les ruches Warré d’A. Wermelinger

a) ruches Warré: Depuis toujours très critique face aux méthodes d’apiculture orientées vers une production “intensive” de miel, Wermelinger avait adopté à ses débuts une pratique “proche de la nature” suivant la méthode développée au début du 20ème siècle par l’abbé Warré en France. Cette méthode propose une construction naturelle des rayons (ou gâteaux) sur des barrettes de bois (base de rayons mobiles construits sans cires gaufrées) disposées dans des ruches faites de caisses de bois de 30 cm de côté. Dans cette pratique, on agrandit la ruche par adjonction de nouveaux compartiments par le dessous, plutôt que par le haut. En raison de la dimensions réduite des caisses par rapport aux ruches classiques, les ruches se développent en hautes colonnes dont l’équilibre peut être assez instable.

b) “colonies naturelles”:  Depuis quelques années, Wermlinger prône plutôt l’installation d’essaims d’abeilles dans des cavités creusées dans des arbres sur pied, ce qui rappelle la méthode de récolte traditionnelle du miel au Moyen-Âge, avant les débuts de l’apiculture. Ces pratiques ont encore cours dans certains pays de l’est, en Pologne en particulier, où Wermelinger est allé

Wermelinger visitant une ruche creusée par ses soins dans un arbre

se former, pour ensuite organiser lui-même des formations en Suisse et dans les pays alentours, lors de séminaires à plusieurs centaines de francs par week-end.

Le modèle d’apiculture ne prévoit aussi peu d’interventions que possible, dans l’idéal aucun traitement, aucun nourissement et éventuellement de minimes prélèvements de miel. S’inspirant d’anciennes méthodes pratiquées dans les forêts boréales de Russie et de Pologne, Wermelinger franchit un pas de plus et promeut désormais l’installation d’essaims dans des sortes de nichoirs creusés dans les arbres de nos forêts. Des cours sont organisés dans ce but.

Ruches-troncs dans le Lubéron (http://abeilles-en-luberon.over-blog.com/)

c) dernier né: la ruche “Schiffer”présentée ce samedi 23 novembre aux apiculteurs frigourgeois, inspirée des cavités naturelles dans lesquelles se logeaient les abeilles lorsqu’elles vivaient à l’état sauvage dans d’immenses étendues de forêts et qu’elles colonisent encore parfois aujourd’hui lorsqu’elles retournent à la vie “sauvage”. Présentée comme une invention révolutionnaire par Torben Schiffer, qui lui a modestement donné son propre nom, elle est construite selon une technologie de pointe avec des morceaux de bois assemblés en tubes cylindriques et vendue pour la modique somme de CHF 600.- Il ne s’agit de rien de plus qu’une remise au goût du jour des traditionnelles ruches “troncs” très en vogue dans toute l’Europe avant l’invention des ruches à cadres mobiles et que l’on trouve encore de nos jours dans certaines contrées des pays du sud de l’Europe.

Evaluation critique du projet “FreeTheBees”

… adhésion sans réserve à l’idéal d’une apiculture sans traitements

Je reconnais volontiers que les idéaux de FreeTheBees ne me laissent pas indifférents. J’adhère par exemple sans réserve (et j’imagine que tous les apiculteurs du monde seront du même avis) à l’idéal d’une apiculture sans traitements chimiques. On parle ici des produits introduits à l’intérieur des colonies pour lutter contre les divers pathogènes et parasites communs dans nos ruches (nosema, loques, Varroa, etc). J’éprouve pour ma part d’énormes questionnements vis-à-vis des traitements recommandés dans la pratique, y compris des acides (formique, oxalique et lactique) utilisés en apiculture bio, traitements que nous appliquons plusieurs fois par année équipés de gants et de masques, tant ces produits vaporisés dans les ruche sont toxiques pour l’humain.

…mes réticences…

Je n’adhère personnellement pas au projet “FreeTheBees” pour diverses raisons. Ma principale objection est de nature scientifique. Le projet repose sur une liste de bonnes intentions que l’on peut certes partager, mais qui sont difficiles à démontrer, à moins qu’une solide méthodologie ne soit mise en place pour y parvenir. Malgré la mise en place d’un “conseil scientifique” composé de biologistes, je ne perçois pour l’instant pas ce qui dans le projet est susceptible de valider les hypothèses de base ou d’améliorer nos connaissances des abeilles.

… la journée du 23 novembre 2019….

A l’invitation de l’association FreeTheBees, l’apiculteur et biologiste allemand Torben Schiffer a animé un séminaire de 4 h à Grangeneuve, le samedi 23 novembre 2019. L’organisation de la conférence ayant été largement relayée dans la presse romande (La Liberté du 22.11.2019, article repris par Le Courrier du 29.11.2019) et son contenu fidèlement retranscrit dans La Gruyère du 26.11. 2019, le lecteur pourra se référer à ces articles pour plus de détails, ainsi qu’au site internet de FreeTheBees et aux courriers de lecteur que j’ai adressés à ces trois journaux.

En gros, on a appris lors de cette journée que les apiculteurs font tout faux depuis plusieurs dizaines de décennies, en particulier sur le choix des ruches, leur exploitation, mais surtout sur leurs objectifs. Mon but ici est de d’évaluer de manière critique le discours auquel le public a été exposé tant sur le fond que sur la forme. Les arguments évoqués par Torben Schiffer (TS) sont à peu de choses près les mêmes que ceux de FreeTheBees (FtB).

Sur le fond :

Sur la forme :

l’évènement auquel nous avons assisté était un exercice remarquablement bien orchestré, démontrant une remarquable maîtrise des techniques de communication et de manipulation des foules. En voici quelques ressorts :

Quid de l’apiculture ?

Quels développements pour l’apiculture ?

 

[1] Seeley, T.D.,  Following the wild bees: the craft and science of bee hunting. Princeton Univ. Press, 164 pp., 2016

[2] Seeley, T.D, Apidologie, 38 : 19-29, 2007

Quitter la version mobile