Et si les abeilles…

…non, je ne communierai pas à la grand-messe veveysanne…

Voudriez-vous y échapper qu’il vous faudrait vous couper du monde, cesser de lire les journaux, d’écouter la radio et de regarder la télévision. Car depuis quelques semaines elle est partout, omniprésente, rendez-vous obligé de la romande ferveur. Et pourtant, non, je n’irai pas. Ma décision est prise de très longue date, bien avant même la mise en vente des billets, bien avant les récentes polémiques.

Ma position ne repose sur aucun des arguments que l’on entend ici ou là: des billets hors de prix, soudain bradés pour remplir les gradins, une tradition d’un autre temps, célébrant un folklore passé et suranné, des figurants qui devront probablement payer leurs costumes de leur poche, alors que le budget dépasse les 100 millions de francs. Non, ma décision repose sur un autre constat, un besoin de cohérence.

Comment dans un monde en profond bouleversement, au bord du gouffre, peut-on s’enivrer et célébrer à grands frais et large fracas l’une des substances les plus délétères, les plus nocives et les plus nuisibles qui soit? Il est vrai qu’avec Bacchus, l’humanité y est enchaînée depuis la nuit des temps. “Que diable!” me direz-vous. “C’est la culture d’un peuple, notre culture! Humez ce parfum, c’est un grand crû. Il a de la cuisse! Et ces arômes de framboise et de myrtille! Franz Weber, lui-même, l’indomptable et honni écologiste, s’était élevé contre tous pour en préserver les sols”.

En chiffres cela représente des revenus considérables! Environ 2 des 14 milliards de PIB que produit notre agriculture; moins de 10’000 emplois! Selon le Rapport vitivinicole 2018 de l’Office fédéral de l’agriculture, 148 km2 y sont consacrés en Suisse, dont 0.69 are (69 m2 tout de même) au divin Nebbiolo dans le val Mesolcina. Sans le jus de raisin, la production totale s’est élevée en 2018 à 1’111’534 d’hectolitres, soit 111,5 millions de litres, ou encore, avec un taux d’alcool de 13%, environ 14,5 millions de litres d’alcool pur, soit un peu moins de la moitié des 33 litres de vin consommés annuellement en moyenne par habitant dans notre chère Helvétie (sans compter les 55 l de bière et les 3,6 litres de spiritueux). Que représenteraient, en kWh d’énergie solaire, ces 148 km2 d’espace particulièrement bien exposés au soleil?

Selon “Addiction suisse”, plus de 11’000 décès et des coûts sociaux dépassant les 14 milliards (dont la moitié à la charge de la société) sont causés annuellement par les diverses dépendances, dont pour l’alcool, avec environ 250’000 personnes alcoolodépendantes, environ 1600 décès et 4 milliards de coûts directs et indirects. De quoi faire réfléchir! Car, clairement, le bilan, ne serait-ce que financier, est fortement défavorable.

Oserai-je vraiment cracher dans la soupe? Et l’exprimer publiquement? Car, cette fête, on nous la promet belle! Ne serait-ce que les costumes ! Les premières images démontrent déjà que le spectacle sera splendide. Et les chants? J’en ai entendu quelques émouvants extraits. De plus, deux des chanteurs qui entonneront le Ranz des vaches sont des voisins… dont le frère cadet du fameux Bernard Romanens. Oui, sans doute que ce moment je vais le regretter, mais saurai me consolerai en me remémorant les nombreuses occasions où j’ai pu les écouter dans des cadres plus intimes…

Car, en définitive, il s’agit de cohérence. Comment justifier, vis-à-vis des jeunes en particulier, les avertissements envers diverses substances, toutes aussi addictives et dangereuses les unes que les autres, lorsque l’on célèbre l’une d’entre elles, élevée au rang de valeur nationale? Je n’oublierai jamais la grande solitude ressentie lors d’une soirée de bobos cinquantenaires, intellectuels éclairés, élite de la nation, durant laquelle, toutes les conversations tournaient autour de la dégustation de la dernière bouteille débouchée, s’extasiant déjà sur les divines surprises que réservait la suivante, avant de sombrer plus avant dans l’ivresse. Est-cela que l’on appelle culture? Et ne nous y trompons pas, les jeunes ne sont pas des imbéciles: nos discours de prévention ne leur paraissent guère crédibles.

Non, je n’irai pas. Et peut-être que les gradins dont l’occupation s’annonce clairsemée indiqueront-ils que je ne suis peut-être pas si seul.

 

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