Politique migratoire

Les peuples d’Europe bientôt remplacés ?

Les peurs associées à la croissance de certaines populations sont anciennes. A la fin du XIXe siècle le “péril jaune” désignait la croissance démographique asiatique. Aujourd’hui, le “grand remplacement” voit les populations d’Europe en voie de submersion par une immigration hors de contrôle.

De fait, la croissance des populations d’origine extérieure en Europe a connu ces dernières décennies un rythme particulièrement rapide. Elle est attribuable à la décolonisation, au recrutement de main-d’œuvre, puis à des regroupements familiaux et à l’accueil, peu enthousiaste mais effectif, d’une migration de survie via le statut de réfugié ou d’autres formes de tolérance humanitaire.

Deux fantasmes se greffent sur cette diversification et mènent certains idéologues d’extrême droite à l’idée de remplacement.

Le premier est démographique. Du constat d’une croissance de population à un risque de remplacement, il y a un fossé. Au cours des périodes récentes, les arrivées de l’extérieur en Europe atteignent environ 2 millions de personnes par an, toutes origines et motifs confondus, soit environ 0.4% de la population résidante. Même si on admet que certains immigrants puissent avoir plus d’enfants (ce qui est loin d’être toujours le cas), l’échéance d’une hypothétique majorité issue de l’immigration se chiffre donc en siècles.

Le fantasme démographique du grand remplacement se focalise souvent sur les populations musulmanes, jugées particulièrement menaçantes. Mais là aussi, les chiffres démentent les peurs. Dans le cas de la Suisse, le solde migratoire (arrivées moins départs) de pays musulmans (membres de l’OCI) équivaut annuellement à environ 8’000 personnes soit 15% du solde migratoire total et reste remarquablement stable. Ici aussi, il faudrait des siècles pour observer un basculement de population.

Le second fantasme associé au grand remplacement est sociologique. Pour que remplacement il y ait, encore faut-il en effet qu’on puisse identifier remplaçants et remplacés. On imagine ainsi une population de souche ancestrale concurrencée par des nouveaux venus porteurs de cultures incompatibles et immuables. Mais c’est tout le contraire que nous apprend l’histoire. D’une part, les populations d’Europe sont depuis toujours de sang-mêlé et sa « civilisation » est le produit d’innombrables mélanges. D’autre part, les populations issues de l’immigration n’ont rien de « peuples » homogènes. Bien au contraire, pour reprendre le cas musulman, la plus grande diversité règne en termes de régions d’origine, de pratiques religieuses, de statut social et de représentations culturelles. La même diversité règne d’ailleurs parmi les supposés autochtones des “peuples d’Europe”. Les immigrants, à fortiori, ont souvent quitté leur pays précisément en aspirant à une société plurielle, moins religieusement contraignante, plus démocratique et plus respectueuse des valeurs humaines.

Ce constat pourrait sembler lénifiant car les défis sociaux, économiques et culturels de l’immigration globale restent importants. La Suisse n’est pas à l’abri des tendances communautaristes et de la fragmentation sociale observables dans d’autres pays d’Europe. Ne pas craindre de grand remplacement ne signifie pas prôner la fin des frontières. La migration doit être gérée pour équilibrer ses coûts et avantages, mais avec sérénité et sans fantasmes.

Dans son ouvrage « Identité et violence », Amartya Sen souligne à quel point est étrange l’idée que les personnes ne puissent se définir qu’en fonction d’un système de catégorisation unique et globalisant divisant le monde en termes de religions et de civilisations. Cette idée est selon lui le plus sûr moyen de ne pas comprendre nos semblables et de produire de toute pièce la violence et la haine. Seuls quelques individus, de tous bords d’ailleurs, s’enferment dans des appartenances identitaires uniques en termes de religion, de genre, d’orientation sexuelle, de passion sportive, politique ou professionnelle. Pour les autres les identités sont multiples et relèvent tant d’héritages ou de révoltes familiales, que de goûts personnels ou des hasards de la vie… Et Sen de conclure « Le plus grand espoir d’harmonie dans notre monde troublé repose sur la pluralité de nos identités, qui peut seule nous rassembler et nous aider à lutter contre les divisions violentes et contre l’idée d’une ligne de partage intangible à laquelle nous ne pourrions, soi-disant, manquer de nous soumettre ».

A cet égard, personne ne remplace personne.

 

Notes

Une discussion autour de la peur d’un grand remplacement aura lieu au palais de Rumine le 30.10.2021 à 14h30

Une version courte de ce blog a été publiée dans “Le Temps” du 14.10.2021

Cf. sur le même thème le blog de 2016 “Vers une islamisation de la Suisse ?

Amartya Sen, Identité et violence, Odile Jacob, 2006

 

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