Les Américains

L’aveu d’Obama, les mauvaises conclusions de Bernard Guetta

L'interview de Barack Obama dans l'émission "60 minutes" sur CBS a suscité un tonnerre de réactions en France et dans l'espace francophone. Le président démocrate y admet que les Renseignements américains ont sous-estimé la menace de l'Etat islamique et surestimé les capacités de l'armée irakienne à combattre le groupe djihadiste qui contrôle des portions de territoires aussi bien en Irak qu'en Syrie.

Il n'en fallait pas plus pour déclencher une vague de réactions françaises sur le ton "On vous l'avait dit". En conférence de presse la semaine dernière aux Nations unies à New York, le président François Hollande l'a répété. La France était prête à bombarder le régime de Bachar el-Assad aux côtés des Américains pour punir Damas après les attaques à l'arme chimique perpétrées dans la Ghouta orientale qui auraient fait près de 1400 morts. Elle était d'autant plus déterminée à le faire que tout indiquait qu'elles étaient imputables au pouvoir syrien. Mais au dernier moment, Barack Obama, qui avait maladroitement tracé une ligne rouge à ne pas franchir par Damas, s'était rétracté, préférant conclure un accord avec Moscou pour évacuer l'arsenal de 1200 tonnes d'armes chimiques que Damas avait déclaré avoir en sa possession.

Le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius l'a lui-même martelé la même semaine au Council on Foreign Relations. Sans nommer les Etats-Unis, il laissait entendre que l'Amérique aurait bien fait de suivre les conseils de la France. Le pouvoir de Bachar el-Assad aurait été ébranlé et l'Etat islamique n'aurait sans doute pas vu le jour. Si les bombardements avaient eu lieu en septembre 2013, "la situation serait très différente en Syrie et par rapport à Daech (Etat islamique) voire même par rapport à l'Ukraine", a souligné Laurent Fabius.

Le commentateur politique français Bernard Guetta, généralement très pointu sur l'actualité internationale, a tiré les mêmes conclusions, donnant l'impression de s'aligner sur le Quai d'Orsay. Son interprétation de l'interview de Barack Obama est audacieuse: le président américain avoue avoir commis une "grave erreur", celle de ne pas avoir bombardé Damas à la fin de l'été 2013 et de ne pas avoir armé les rebelles syriens modérés entre 2012 et 2013. "Ce serait la défaite des courants démocrates de l’insurrection, disait la France", rappelle le journaliste.

Ce n'est pas la conclusion que tire le président américain. Selon ce dernier, la montée en puissance de l'Etat islamique a effectivement surpris. Mais elle a sans doute surpris tout le monde. Qui aurait pu imaginer que le groupe djihadiste allait fédérer des anciens éléments de l'armée de Saddam Hussein et des sunnites modérés fatigués par la politique sectaire menée par le gouvernement chiite irakien de Nouri al-Maliki? Bombarder les positions de l'Etat islamique dès le mois de janvier 2014 quand il s'avéra que ce dernier commençait à faire des avancées inquiétantes en Irak et après qu'il eut pris le contrôle de Mossoul? Les Américains n'avaient pas les renseignements nécessaires pour le faire.

L'attitude de la Maison-Blanche a changé quand elle a constaté que l'Etat islamique était un groupe djihadiste dont la menace commençait à aller au-delà de la guerre civile syrienne et des combats internes à l'Irak. Les propos parfois légers de Barack Obama minimisant ce printemps la menace de l'Etat islamique n'ont sans doute pas aidé à comprendre la retenue américaine. Mais le mantra qui consiste à affirmer sans nuance qu'armer les rebelles syriens modérés et bombarder Damas auraient permis d'éviter le chaos actuel relève de prédictions dignes de diseuses de bonne aventure. Il faut se méfier des effets mécaniques dans un théâtre moyen-oriental aussi délétère que complexe. Peut-être qu'une telle politique aurait produit des effets positifs, mais qui peut décemment en avoir la certitude? Elle aurait aussi pu entraîner avec elles d'autres effets fortement indésirables dont une implication croissante de l'Iran pour qui Damas est un allié essentiel. Elle aurait pu entraîner l'Amérique dans une guerre civile syrienne où sa présence n'aurait en rien aider à trouver une solution au conflit.

Aujourd'hui, la logique des frappes aériennes menées en Syrie se comprend. On pourrait difficilement s'en prendre en Irak sans attaquer les positions des djihadistes dans leur fief du nord syrien. La coalition de quelque 60 pays que les Etats-Unis ont réussi à mettre sur pied révèle à quel point la menace de l'Etat islamique est prise au sérieux. Ce d'autant que plusieurs pays européens craignent le retour de leurs ressortissants qui sont allés combattre aux côtés des djihadistes en Irak et en Syrie de peur qu'ils commettent des actes terroristes.

Cette compréhension pour l'offensive américano-arabo-européenne ne signifie pas que la stratégie de Washington est une garantie de succès. Sa faiblesse consiste précisément à compter sur des acteurs locaux pour faire le travail de terrain sous la protection des missiles de la coalition. Or en Irak, un nouveau gouvernement affiche sa volonté d'être plus inclusif et d'intégrer davantage d'éléments sunnites et kurdes dans l'administration et surtout l'armée. Mais rien ne dit que les efforts seront à la hauteur du défi. Et sans armée reconstituée, l'Irak sera incapable de résister et de combattre l'Etat islamique. En Syrie, la stratégie américaine souffre d'une plus grande faiblesse encore. Les acteurs locaux sur lesquels veut s'appuyer l'Amérique ne sont pour l'heure pas prêts. L'Arabie saoudite devrait former quelque 5000 rebelles syriens modérés sur son sol au cours des dix-huit prochains mois. Autre défi: cette même opposition syrienne modérée ne peut avoir pour seul objectif de vaincre l'Etat islamique. Son ennemi numéro un reste Bachar el-Assad. Or pour l'heure, les frappes de la coalition sont plutôt de nature à renforcer le président syrien.

Les leçons de la France faites à l'Amérique sont étonnantes. Voici onze ans, c'est Dominique de Villepin qui, à l'ONU à New York, brandissait avec fierté et raison le refus de Paris de mener une campagne militaire contre l'Irak de Saddam Hussein au nom d'un mensonge, la supposée présence d'armes de destruction massive. Aujourd'hui, la France dit rester cohérente. Or à entendre Laurent Fabius au Council on Foreign Relations à New York, on est pris de quelques doutes. Interrogé par un journaliste du New York Times, le ministre a tenté d'expliquer pourquoi la France était prête à mener des frappes en Irak et non en Syrie. En Irak, cela semblait clair. L'intervention serait basée sur l'article 51 de la Charte des Nations unies autorisant la légitime défense. Le gouvernement irakien lui-même avait demandé une telle aide. "Ce n'est pas la même chose en Syrie", a précisé Laurent Fabius. "Est-ce dire que ce n'est légalement pas possible d'intervenir en Syrie?", ajoute le journaliste. "Légalement, je crois que c'est possible, rétorqua finalement le chef de la diplomatie française. Mais la France ne peut pas tout faire." Voici quelques jours, l'AFP a annoncé un début de volte-face française: "Si la question d'un engagement français en Syrie était au départ écartée par Paris, de l'aveu même du ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, elle est désormais posée".

Les erreurs américaines, il y en a certainement eues et il y en aura encore. Le ton péremptoire des Européens pour dénoncer le manque de courage de l'administration américaine d'intervenir au Moyen-Orient a quelque chose de surprenant. Ce sont eux qui furent les plus critiques de l'interventionnisme arbitraire et absurde de l'administration de George W. Bush. Ce sont aussi les Européens qui ont le plus coupé dans leurs budgets militaires, ne répondant bien souvent pas, malgré l'insistance de Washington, aux exigences de l'OTAN selon lesquelles chaque Etat membre doit consacrer au moins 2% de son PIB aux dépenses militaires.

 

Bernard Guetta rappelle aussi l'argumentaire de Paris par rapport à l'opposition syrienne que les démocraties ont refusé de soutenir, en particulier les Américains: "Ce serait la défaite des courants démocrates de l’insurrection, disait la France, et c’est exactement ce qui s’est passé." A en croire un expert américain des questions militaires, qui s'est rendu régulièrement en Turquie pour rencontrer l'opposition syrienne dite modérée, "il n'était pas si simple de décider d'armer l'opposition syrienne modérée".

Aujourd'hui, Barack Obama n'est il est vrai pas épargné par ses propres contradictions. Voici quelque temps, il considérait que l'opposition syrienne modérée n'était pas à même de combattre des mouvements djihadistes, avançant de façon un peu arrogante que des "médecins, agriculteurs, pharmaciens" n'étaient pas formés pour se battre face à des ex-membres de l'armée de Saddam Hussein. Aujourd'hui, il a décidé d'armer ces mêmes rebelles modérés. Aux Etats-Unis, dans son livre "Hard Choices", l'ex-secrétaire d'Etat Hillary Clinton a critiqué le choix de la Maison-Blanche de ne pas armer les rebelles. Mais, même si cela a moins été rapporté dans les médias, elle a aussi avancé qu'elle ne savait pas si une telle stratégie aurait fonctionné…

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