Post-COVID-19 : les modes de production refaçonnés par l’inventivité sociale

Article cosigné par Iskander Guetta, designer industriel.

La situation dans laquelle la crise du coronavirus (COVID-19) a plongé nos sociétés constitue un laboratoire social particulièrement intéressant. Face aux changements sans précédents dans nos habitudes qu’ont constitué l’inaccessibilité de certains produits et services, la fermeture de la plupart des surfaces commerciales ou la mise au chômage technique dans de nombreux corps de métier, la société fait preuve d’une impressionnante résilience collective. La réorganisation rapide des individus ainsi que l’invention de nouvelles formes de productivités autonomes et solidaires afin de pallier le manque de ressources et services que fournissent habituellement les industries constituent des initiatives sociales d’une créativité remarquable.

Mais à l’heure où certains pays comme la Suisse entament une reprise progressive de leurs activités économiques, on remarque la volonté d’une grande partie des milieux économiques et de la droite ultralibérale de faire redémarrer l’économie sur le même modèle de l’avant-crise, écartant ainsi ces innovations sociales au bénéfice d’un retour au business as usual. Pourtant, cette crise a encore une fois levé le voile sur les graves limites du système économique capitaliste et de son mode de production. En plus de son impact social et environnemental néfaste déjà bien connu, son incapacité à faire face à la demande urgente de produits sanitaires essentiels et la mise à l’épreuve ratée de « sa faculté d’adaptation en cas de modification brutale de la situation » ont été flagrants.

Il est utile de rappeler que le sens étymologique de « crise » est « décider », « faire un choix ». En médecine, il qualifie la phase décisive d’une maladie pendant laquelle il est encore possible d’intervenir pour guérir le patient, à condition de prendre des décisions réfléchies. [1] Étymologiquement, crise (krisis) a la même racine que critique (kritikos, de krinein). Les deux termes sont liés; la critique consisterait donc à porter un jugement dans des situations de crises afin d’orienter le cours des choses.

La crise induite par le COVID-19 constitue donc une phase décisive qui nous donne l’occasion de réfléchir et de porter un jugement sur la situation afin d’intervenir et d’apporter les changements nécessaires à un système économique dont la crise révèle les limites. Nous appelons ici, comme beaucoup le font ailleurs, à tirer quelques leçons et à utiliser ce moment critique pour penser l’après-COVID-19 et éviter la reprise irréfléchie de l’économie sur le modèle d’avant-crise.

 

Des organisations collectives émancipées du productivisme et du consumérisme

Ces dernières semaines, nous avons vu fleurir des groupes d’entraides sur les réseaux sociaux qui ont créé des nouvelles socialités en mettant à disposition nombre de compétences, de services et de biens de consommation – de la distribution gratuite de denrées alimentaires à la réparation d’ordinateurs, en passant par l’aide aux devoirs à distance. De nombreuses initiatives communautaires se sont également montrées particulièrement agiles en trouvant des solutions là où les structures classiques ont fait défaut. Différents réseaux d’individus volontaires, créés ad hoc, ont ainsi mis au service de la communauté leurs outils et compétences en réalisant par exemple des tutoriels pour la création de masques de protection, en publiant des modèles 3D de porte-visières de protection, ou allant parfois jusqu’à adapter la production de leur entreprise afin de produire gels hydroalcooliques et autres biens nécessaires.

Figure 1: (A) Proposed Pneumask and (B) Prototype pictured on user. The snorkel mask is connected to an inline viral filter to provide protections to healthcare workers. The snorkel mask and adapter can be disinfected thus provide a reusable solution.
Prakash Lab COVID-19 Response Group, Pneumask: Reusable Full-Face Snorkel Mask PPE Project, p. 5

Ces mobilisations collectives ont permis d’enrichir et de réaliser le capital social des individus, c’est-à-dire – en paraphrasant le sociologue Pierre Bourdieu – les ressources utiles liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées [2] par ces groupes d’entraides sur les réseaux sociaux et ces initiatives communautaires.

En bref, nous avons su nous organiser socialement et collectivement en créant des ressources émancipées de la logique productiviste et consumériste. Ces expérimentations de modes de consommation et de production alternatifs nous font prendre conscience, non seulement de leur utilité et de leur efficacité face au manque d’agilité des structures du système économique capitaliste, mais également du plaisir et de la satisfaction sociale que l’on retire du partage et de l’entraide.

 

Transformer une expérience sociale en réel changement de paradigme

Comme le rappelle le sociologue Razmig Keucheyan, empruntant à Antonio Gramsci, « les crises affaiblissent les déterminismes : elles ouvrent des possibilités de réorienter des institutions qui nous paraissent aujourd’hui coercitives et gangrenées par la logique productiviste et consumériste. » Bénéficions donc de la conjoncture particulière dans laquelle nous nous trouvons actuellement comme d’une fenêtre d’opportunité pour empêcher le retour myope et amnésique au business as usual.

Les catastrophes comme la pandémie de coronavirus ont au moins l’avantage d’avoir une dimension pédagogique et socialisatrice. Alors que nombre d’individus ont non seulement appris à s’organiser différemment, mais également pris conscience des avantages d’un système de partage plus solidaire et autonome, nous avons l’occasion de transformer cette expérience sociale de crise en un changement de paradigme qui rendrait impensable, ou du moins déraisonnable, un retour en arrière. Il serait en effet malvenu, voire désastreux, de ne pas tirer un bénéfice généreux de cette expérience partagée en nous re-confinant dans des formes de vie qui nient l’inventivité, la générosité et la solidarité des individus.

 

Vers un mode de production ad hoc

Il serait absurde d’imposer une façon unique de penser le changement, les choses étant bien trop complexes pour se cantonner à une seule vision. Nous pouvons plutôt bénéficier de la diversité des initiatives et de l’inventivité qui émergent pendant cette crise pour poursuivre ces nouvelles formes d’organisations sociales et penser ces nouveaux rapports à la consommation et à la production ayant comme principes communs la solidarité et la pluralité.

Pour penser le changement, l’adhocisme apporte des pistes particulièrement inspirantes. Il s’agit d’un mouvement critique d’architecture et de design initié dans les années 1970, principalement théorisé par Charles Jencks et Nathan Silver : « Fondamentalement [l’adhocisme] consiste à utiliser un système disponible ou à traiter une situation existante d’une nouvelle manière pour résoudre un problème rapidement et efficacement. C’est une méthode de création qui s’appuie notamment sur des ressources déjà disponibles. » [3]

Micheal Rakowitz, paraSITE, 1998-aujourd’hui

L’adhocisme est donc l’art du bricolage, de l’improvisation quotidienne, de la transformation d’une bouteille en bougeoir à l’ouverture d’une capsule avec un briquet. C’est trouver une solution ad hoc à un problème, comme nous l’avons expérimenté ces dernières semaines avec la production d’appareils respiratoires à l’aide de matériaux déviés de leur fonction première pour répondre à la pénurie.

Cette école de pensée agile et pragmatique s’est construite principalement contre la standardisation des objets de grande consommation par les grandes entreprises, considérée comme entravant la réalisation des objectifs humains, limitant le choix des individus et niant la pluralité de leurs besoins réels. [4] L’industrie du Nord Global a en effet atteint des échelles de production telles qu’elle a perdu tout attache avec sa fonction première de produire de biens adaptés à des besoins avérés. Les méthodes de production à grande échelle qui dominent largement le marché des biens et des services sont devenues de plus en plus opaques et déconnectées des situations et des problèmes réels de la population. Ce schéma industriel, obnubilé par la recherche du profit, est voué à créer des besoins artificiels, suivant la logique ironiquement résumée par Jencks selon laquelle «contrairement à la morale de la plupart des designers et aux principes du pluralisme, la forme suit l’étude de marché et la fonction suit la fonction précédente (et plus d’études de marché). » [5]

Produire ad hoc, c’est produire pour tout un chacun, brisant ainsi les chaînes de production classiques à grande échelle; c’est revenir à une échelle de production réduite, à l’écoute des besoins réels et changeants des individus et des situations; c’est produire pour tou·te·s, produire de la différence, trouver des solutions fluides, ingénieuses, ouvertes, ad hoc, qui reconnaissent et célèbrent la pluralité et la diversité des individus, créant ainsi des possibilités de production efficaces et flexibles pour faire face aux changements, notamment en temps de crise.

 

L’inventivité collective contre l’inertie

Ces manières nouvelles d’aborder la consommation et la production rencontrent forcément des résistances de la part des tenants de l’inertie du système économique capitaliste dont ils sont les principaux bénéficiaire, à l’instar du Centre patronal suisse qui a démontré son incapacité à tirer de réelles leçons de cette crise en appelant à éviter « que certaines personnes soient tentées de s’habituer à la situation actuelle, voire de se laisser séduire par ses apparences insidieuses [sic] [que serait] […] la fin de la société de consommation. »

En intervenant tou·te·s pour défendre les socialités généreuses créées ces derniers mois, en multipliant les initiatives sociales, et en résistant au retour du productivisme et du consumérisme d’avant-crise, nous pouvons avoir un impact concret sur le système économique dont les acteurs traditionnels seront bien obligés de s’adapter à nos nouvelles manières collectives d’imaginer, de concevoir, de produire et de consommer. Comme le rappelle Alain Deneault, « on ne saurait réduire l’économie aux seuls enjeux d’intendance financière et marchande auxquels on a voulu la cantonner ». L’économie n’est pas un concept figé et autosuffisant imposant aux individus un fonctionnement et des principes rigides, mais plutôt une manière de comprendre et de créer des relations entre les activités et les expériences sociales entreprises par la collectivité afin d’atteindre un bien-être partagé. En ce sens, ce n’est pas à l’ancienne « activité économique [de reprendre] rapidement et pleinement ses droits » mais aux individus et aux collectifs de reprendre rapidement et pleinement leur droit de construire avec agilité et finesse les modèles et les formes de vie qui correspondent à la pluralité de leurs besoins réels.

 

Elio Panese et Iskander Guetta

 


[1] Jackie Pigeaud (2006). La crise. Nantes: éditions Cécile Defaut, 2006.

[2] Bourdieu, Pierre. « 1. Le capital social. Notes provisoires », Antoine Bevort éd., Le capital social. Performance, équité et réciprocité. La Découverte, 2006, p. 29

[3] Charles Jencks and Nathan Silver (1972) “Adhocism : the case for improvisation”, The MIT Press, 2013 p. 9

[4] Charles Jencks and Nathan Silver (1972) “Adhocism : the case for improvisation”, The MIT Press, 2013 p. 15

[5] “Contrary to the morality of most designers and contrary to the tenets of pluralism, form follows market research and function follows previous function (and more market research).” Charles Jencks, Nathan Silver (2013) Adhocism: The Case for Improvisation, The MIT Press, p. 59

Image de titre : Consumer democracy ©Charles Jencks and Nathan Silver (1972) “Adhocism : the case for improvisation”, The MIT Press, 2013 p. 63