A Temps et à contre-Temps

« Et avec votre café, vous écouterez bien un peu de NZZ ou plutôt un roman ?»

Scène du futur déjà presque là : pour accompagner son café commandé au bistrot, le consommateur pourrait choisir d’écouter quelques articles de la Neue Zürcher Zeitung, ou un ouvrage de la collection Gallimard « Ecoutez lire ». Il se saisit de ses écouteurs – chacun transporte sa paire désormais, les jetables ont heureusement disparu – et les branche à l’écran incrusté dans la table, choisissant l’écriture qu’il souhaite écouter. Le client met en route un texte lu – roman ou journal du jour – et en profite pour feuilleter en même temps un magazine illustré qui se trouve encore par là.

La scène n’est guère de science-fiction, juste un peu particulière encore, puisque la Neue Zürcher Zeitung a informé ses lecteurs que les articles pouvaient désormais être lus, une nouveauté annoncée dès avril dernier. L’écoute est gratuite, il est simplement demandé de s’enregistrer avec un email. On sera curieux de savoir dans quelle mesure les articles souvent denses et exhaustifs de la NZZ sauront se prêter à l’écoute dans le train, au jogging ou ailleurs. De même, on observera avec intérêt l’essor de la nouvelle collection de Gallimard « Ecoutez lire », avec déjà plus de 160 titres adultes et jeunesse : « Ces livres audio, interprétés par des comédiens de renom, sont enrichis par un environnement sonore d’une grande qualité qui donne une nouvelle vie à l’œuvre. À la maison, en voiture ou dans les transports, des romans à écouter comme de la musique », annonce le site de la collection.

Les extraits qu’on peut déjà y entendre sont très engageants, et de telles publications pourraient bien promouvoir le livre audio francophone, un média plébiscité par le public anglo-saxon, selon le rapport annuel 2018 des éditeurs d’audio APA. Alors qu’en 2018, 44% des Américains de plus de 12 ans avaient écouté un livre audio, au mois de juillet 2019, ils étaient déjà 50% à l’avoir fait. On discute désormais de l’équivalent d’un format EPUB pour les livres audio, au vu du succès de cette « nouvelle dimension du plaisir de lire », comme l’écrivait le Syndicat national français de l’édition en 2017. Mais peut-on encore parler de lecture quand les lettres des mots ne passent plus sous les yeux ?

Dans les rapides évolutions numériques de notre rapport à l’écriture, il y a certainement un décrochement, un espacement qui se crée, quand nous perdons le rapport entre les lettres et les mots. A l’image de l’instant où les deux essieux d’une roue se séparent pour permettre le changement de vitesse. On peut bien sûr garder les lettres des mots en dédoublant les supports médiatiques : si la collection de Gallimard s’intitule « Ecoutez lire », c’est qu’elle propose ses ouvrages à double, audio et papier, l’audio étant systématiquement moins cher que le papier, du reste. On a ici les mots écrits et les mots lus, mais dissociés : ce sont les uns ou les autres. Comment ne pas perdre le lien millénaire entre mots et lettres, si constitutif de notre littératie, et accueillir en même temps le bouleversant retour de la voix au service de l’écriture ?

On pourrait par exemple imaginer, sous forme de boutade, une collection à la tonalité plus romande, « Ecoute voir » ! On y lirait, entendrait et verrait. La vidéo de présentation de la nouvelle collection « Hors d’œuvre » des Editions du Plaisir de lire en donne un avant-goût.

On rêve, forcément, d’ouvrages dans cette veine, les versions pdf ne semblant que de modestes incunables en comparaison. L’avantage d’une collection « Ecoute voir », serait de pouvoir garder la présence des lettres, des mots écrits, en plus de la musique des mots lus. Dans ce sens, plusieurs auteurs testent, essaient, produisent de nouveaux formats. On pensera notamment à l’écrivain François Bon, qui depuis plusieurs années produit de la littérature multimodale – texte, image et sons – sur YouTube. Il nous manque encore le mot adéquat pour qualifier des écritures accompagnées de sons et d’images, pour aller du livre audio à l’écriture à « voirentendre ». Lorsque nous aurons le nom, c’est que nous aurons su accueillir l’objet et son genre littéraire.

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