Ces avions que nous ne prendrons pas

Enfant dans les années 70, j’ai encore connu ce moment où c’était un but de promenade dominicale que d’aller voir les avions décoller à Cointrin. On gravissait les escaliers – forcément longs pour de courtes jambes d’enfant – jusqu’au sommet de la terrasse sur le toit. Arrivés là, les adultes, parents, marraine, pouvaient nous gratifier d’une glace, qui prenait des allures de victoire alors qu’on contemplait le départ des oiseaux métalliques. Ces avions que nous n’allions pas prendre, qui semblaient d’autant plus désirables que rares, réservés à de grandes occasions qu’on espérait vivre une fois.

Airbus A318-111 d’Air France (F-GUGI) à l’aéroport de Genève; auteur: Handelsgeselschaft; © CC BY-SA 4.0; wikicommons

Enfant dans les années 70, dans nos jeux où nous imaginions nos futurs d’adultes, le must était d’aller « une fois » en avion aux États-Unis pour voir Disneyworld… On en parlait avec la gravité requise, avec l’incertitude du peut-être, et tous les yeux se tournaient vers notre copine qui crânait en disant que, puisque sa marraine habitait là-bas, elle, elle irait sûrement ! Quand est-ce que cela a changé ? Quand donc est arrivé le billet à 35frs, ou moins encore, pour aller à Barcelone, Londres ou Rome ? Au sortir des années bien actives d’éducation de mes enfants petits, j’ai été plongée dans ce monde des billets d’avion bradés, si pratiques pour les activités professionnelles. Et j’en ai largement profité, comme tant d’entre nous, en pensant soigneusement que ce n’était pas normal, que le kérosène, c’était écologiquement coûteux, que l’avion était nettement plus magique du temps de la terrasse du dimanche, mais que bon, c’était tout de même pratique.

Et puis est arrivé le ciel bleu cristallin d’avril 2020 au-dessus de la capitale vaudoise. Pas une zébrure blanche, rien que les chants d’oiseaux, et l’impression de n’avoir jamais vu les cieux ainsi. Comme beaucoup d’entre nous, je sais que je ne reprendrai pas l’avion cette année. Manifestations professionnelles et vacances, tout fut stoppé net. Comme un certain nombre d’entre nous aussi, j’espère que nos habitudes vont se modifier complètement, que l’avion redeviendra un phénomène peu fréquent dans nos vies, avec des billets à un coût réaliste. J’espère que l’avion reprendra dans nos imaginaires sa fonction d’utopie, celle qui nous fait regarder vers en-haut. Avoir fait l’expérience du télétravail a démontré que beaucoup de tâches pouvaient être accomplies harmonieusement à distance. Nous avons retrouvé avec bonheur du temps partagé avec nos proches, au lieu des sempiternels « jours de voyage » aller et retour. Nous avons tous appris à faire autrement.

Quand bien même notre parlement a voté sans sourciller 1,275 milliard de francs pour supporter nos avions sans contrepartie environnementale, il est encore largement temps de décider collectivement que nous allons continuer à faire autrement. Que nous avons la réserve mémorielle nécessaire pour rendre au voyage en avion son statut d’événement peu courant, à prix ad hoc, réservé aux circonstances adéquates. Et que les voyages en train ont un charme à nul autre pareil.

« Et avec votre café, vous écouterez bien un peu de NZZ ou plutôt un roman ?»

Scène du futur déjà presque là : pour accompagner son café commandé au bistrot, le consommateur pourrait choisir d’écouter quelques articles de la Neue Zürcher Zeitung, ou un ouvrage de la collection Gallimard « Ecoutez lire ». Il se saisit de ses écouteurs – chacun transporte sa paire désormais, les jetables ont heureusement disparu – et les branche à l’écran incrusté dans la table, choisissant l’écriture qu’il souhaite écouter. Le client met en route un texte lu – roman ou journal du jour – et en profite pour feuilleter en même temps un magazine illustré qui se trouve encore par là.

La scène n’est guère de science-fiction, juste un peu particulière encore, puisque la Neue Zürcher Zeitung a informé ses lecteurs que les articles pouvaient désormais être lus, une nouveauté annoncée dès avril dernier. L’écoute est gratuite, il est simplement demandé de s’enregistrer avec un email. On sera curieux de savoir dans quelle mesure les articles souvent denses et exhaustifs de la NZZ sauront se prêter à l’écoute dans le train, au jogging ou ailleurs. De même, on observera avec intérêt l’essor de la nouvelle collection de Gallimard « Ecoutez lire », avec déjà plus de 160 titres adultes et jeunesse : « Ces livres audio, interprétés par des comédiens de renom, sont enrichis par un environnement sonore d’une grande qualité qui donne une nouvelle vie à l’œuvre. À la maison, en voiture ou dans les transports, des romans à écouter comme de la musique », annonce le site de la collection.

Les extraits qu’on peut déjà y entendre sont très engageants, et de telles publications pourraient bien promouvoir le livre audio francophone, un média plébiscité par le public anglo-saxon, selon le rapport annuel 2018 des éditeurs d’audio APA. Alors qu’en 2018, 44% des Américains de plus de 12 ans avaient écouté un livre audio, au mois de juillet 2019, ils étaient déjà 50% à l’avoir fait. On discute désormais de l’équivalent d’un format EPUB pour les livres audio, au vu du succès de cette « nouvelle dimension du plaisir de lire », comme l’écrivait le Syndicat national français de l’édition en 2017. Mais peut-on encore parler de lecture quand les lettres des mots ne passent plus sous les yeux ?

Dans les rapides évolutions numériques de notre rapport à l’écriture, il y a certainement un décrochement, un espacement qui se crée, quand nous perdons le rapport entre les lettres et les mots. A l’image de l’instant où les deux essieux d’une roue se séparent pour permettre le changement de vitesse. On peut bien sûr garder les lettres des mots en dédoublant les supports médiatiques : si la collection de Gallimard s’intitule « Ecoutez lire », c’est qu’elle propose ses ouvrages à double, audio et papier, l’audio étant systématiquement moins cher que le papier, du reste. On a ici les mots écrits et les mots lus, mais dissociés : ce sont les uns ou les autres. Comment ne pas perdre le lien millénaire entre mots et lettres, si constitutif de notre littératie, et accueillir en même temps le bouleversant retour de la voix au service de l’écriture ?

On pourrait par exemple imaginer, sous forme de boutade, une collection à la tonalité plus romande, « Ecoute voir » ! On y lirait, entendrait et verrait. La vidéo de présentation de la nouvelle collection « Hors d’œuvre » des Editions du Plaisir de lire en donne un avant-goût.

On rêve, forcément, d’ouvrages dans cette veine, les versions pdf ne semblant que de modestes incunables en comparaison. L’avantage d’une collection « Ecoute voir », serait de pouvoir garder la présence des lettres, des mots écrits, en plus de la musique des mots lus. Dans ce sens, plusieurs auteurs testent, essaient, produisent de nouveaux formats. On pensera notamment à l’écrivain François Bon, qui depuis plusieurs années produit de la littérature multimodale – texte, image et sons – sur YouTube. Il nous manque encore le mot adéquat pour qualifier des écritures accompagnées de sons et d’images, pour aller du livre audio à l’écriture à « voirentendre ». Lorsque nous aurons le nom, c’est que nous aurons su accueillir l’objet et son genre littéraire.