Passé simple, il fallait le faire

Il est des aventures qui ne sont ni intérieures, ni guerrières, ni amoureuses, ni financières et dont les défis semblent insurmontables.

La presse écrite aujourd’hui se réduit au profit du numérique, nul ne peut nier l’évidence, et les livres « internetisés » se multiplient, obligeant les éditeurs à se réinventer. Se réinventer en partie seulement puisque, d’un autre côté, la production de livres ne semble pas fléchir. Quoi qu’il en soit, la tendance au numérique est en expansion. Le Fonds National de la Recherche Scientifique n’échappe pas à cette évolution puisque l’année passée, décision a été prise d’encourager les publications on line en diminuant les financements d’ouvrages papiers. Une décision qu’il faut saluer en ce qui concerne de nombreuses sciences exactes comme la médecine ou la biologie pour lesquelles un vecteur d’informations informatique s’avère logique, permettant ainsi d’améliorer la diffusion du savoir et d’économiser de l’argent utile à la recherche. Pour d’autres disciplines comme l’histoire, par exemple, pour qui le livre en papier d’un demi-kilo fait encore référence dans la plupart des universités, cette option numérique pourrait s’avérer une calamité ! C’est que, pour reprendre les mots de l’écrivain Mikhaïl Boulgakov, « Le papier couvert d’écriture brûle mal », tant il est vrai que les idées une fois exprimées par l’encre demeurent plus longtemps dans les esprits puisque physiquement incarnées dans un objet.

Face à ces évolutions technologiques, faire le saut dans l’inconnu, se lancer dans un projet à contre-courant en créant un media n’ayant encore jamais existé jusqu’alors en Suisse romande, sur du papier de surcroît, semblait une gageure perdue d’avance. Et pourtant Justin Favrod a fermé les écoutilles sur les sombres échos d’oiseaux de mauvais augures et s’est jeté dans la bataille à corps perdu ! Il a ainsi inventé, organisé et diffusé une revue d’histoire, intitulée Passé simple, destinée à un grand public en tablant sur le passé des cantons romands, un passé multiple, différent, parfois en relation, souvent compliqué. Mais une histoire, ou plutôt des histoires passionnantes trop peu racontées.

Le résultat après un trimestre est, je crois, un succès indéniable. La fin inéluctable du papier n’est pas encore pour demain, et la demande « d’histoire » permettant de mieux comprendre le passé demeure plus que vivante ! Mais je ne suis en définitive, pour plagier le Canadien Albert Brie, qu’un « témoin oculaire d’événements qui se produisent sur papier » et le mieux est donc de donner la parole à Justin Favrod afin qu’il puisse s’exprimer sur son expérience.

 

"Passé simple, ce n’est pas toujours simple (de Justin Favrod)

Voilà plus de quatre mois que le numéro de lancement de Passé simple est sorti de presse. Après quatre numéros publiés, c’est peut-être le moment de tirer un premier bilan de la création de ce mensuel romand d’histoire et d’archéologie.

Cette première étape semble constituer un succès. Pour financer les charges, il me fallait entre 1200 et 1400 abonné-e-s. Pour m’accorder un salaire, le nombre de 3000 abonnements est nécessaire. Il fallait impérativement parvenir à 2000 adhésions en décembre 2015 sans quoi la viabilité économique du projet était menacée. Or à la fin du mois de mars 2015, 1950 personnes ont déjà contracté un abonnement.

Ce succès s’explique surtout par la couverture médiatique importante et spontanée accordée à Passé simple: la bienveillance des journalistes à l’égard de cette entreprise, qui met le papier en avant à un moment de profonde crise de ce support, a joué un rôle crucial. Car chaque article ou chaque émission parlant de Passé simple a permis de contracter des dizaines d’abonnements. Il reste que Passé simple doit répondre à une attente: le public ne contracterait pas d’abonnement si l’histoire, l’archéologie, le patrimoine de la Suisse romande ne l’intéressaient nullement.

Les autres soutiens ont été nombreux. La petite équipe qui accompagne chaque édition de Passé simple s’est montrée compétente et dévouée. De nombreuses personnes extérieures ont apporté leur aide. Les musées, les bibliothèques et les archives fournissent des illustrations sans rien demander en retour. Des maisons d’édition ont prodigué des aides techniques. Des sociétés savantes ont appelé leurs membres à s’abonner.

La question de la diffusion hors abonnement constituait une autre difficulté lancinante: l’envoi d’exemplaires par la poste aux divers points de vente qui en faisaient la demande s’avère coûteux et chronophage. La diffusion  est assurée depuis le mois de mars 2015 par les librairies Payot, qui à l’exception du Jura et du Jura bernois, couvrent bien la Suisse romande.

D’un point de vue personnel, la création et la gestion de Passé simple constitue une expérience palpitante, pleine de joies et de satisfactions tant humaines qu’intellectuelles. Elle n’en est pas moins semée d’embûches.

Lorsqu’en septembre 2014, j’ai lâché mon travail salarié au quotidien 24 Heures pour créer cette revue, j’ai entendu comme commentaire: «C’est courageux». Les personnes qui me disaient cela pensaient surtout au caractère aventureux sur le plan financier.

Progressivement, je me suis rendu compte que l’inconscience de la démarche ne reposait pas tant sur un possible manque de liquidités que sur les lacunes dans mes compétences. Journaliste pendant bien des années, j’étais sûr qu’il suffisait d’écrire des articles pour produire un journal. Or tel n’est pas le cas: les difficultés apparaissent le plus souvent ailleurs. Les questions de graphisme, de recherches iconographiques, de cohérence dans les normes d’écriture, de recrutement d’auteur-e-s, de relations avec les abonné-e-s, avec l’imprimerie, avec la poste et avec les rares annonceurs, la promotion, la gestion, la recherche de publicité, le réseau à mettre en place pour ne pas rater d’informations importantes et savoir ce qui se fait. L’ampleur de toutes ces activités m’a valu un premier faux pas: j’ai présenté comme inédites des photos de la fusillade de Genève de 1932. Pour la plupart, elles ont été éditées dans les années 1970 : vérification insuffisante faute de temps, faute de systématique.

Même lorsqu’on est épaulé par des professionnels, remplir tant d’exigences émiette irrémédiablement les journées, demande du temps et des compétences. Cela peut sembler une évidence. Pour ma part, elle m’est tombée dessus sans crier gare. Je me suis ainsi rendu compte que toutes les personnes qui travaillaient dans un journal sans être journalistes n’étaient pas seulement utiles, mais indispensables.

Une autre question se pose, celle de la ligne éditoriale. Peu porté sur les concepts, je l’ai réglée instinctivement. Pour peu qu’un article soit instructif, de lecture agréable et repose sur des bases scientifiques solides, il peut être publié. Ne pas imposer sa vision du passé, mais offrir des perspectives variées. Cela m’a conduit à ouvrir mes colonnes à un article sur une identité romande historique à laquelle je ne crois guère. J’ai également publié un dossier sur l’entreprise de l’EPFL visant à scanner et à valoriser toutes les archives de Venise. Le dossier était élogieux, mon éditorial très réservé. D’où le reproche d’incohérence. Je crois en l’intelligence des lectrices et des lecteurs parfaitement capables de se faire leur propre opinion. Reste que mettre côte à côte deux articles qui conduisent à des conclusions opposées n’est confortable pour personne. Jusqu’où aller?

La troisième difficulté est de trouver le juste niveau d’écriture pour une revue qui ambitionne de s’adresser au grand public. Il s’agit de ne pas brader la rigueur scientifique des disciplines historiques tout en donnant un tour plaisant aux articles. La majeure partie des contributrices et contributeurs sont issus du monde académique; une partie travaille dans des universités. Ce n’est pas là qu’on apprend à écrire pour être lu. Quoi qu’on en pense, l’écriture journalistique est un métier à part entière. Il y a un équilibre à trouver dans une réécriture qui respecte le style individuel et le contenu, mais qui permette une lecture aisée. Pour tenter de régler cette question, des recommandations aux auteur-e-s ont été rédigées. Elles ne sont pas toujours respectées…

La dernière embûche est de respecter les équilibres. Il faut que tous les cantons, toutes les périodes, les diverses disciplines du passé soient représentées pour répondre à l’éparpillement des lectrices et des lecteurs qui viennent de toute la Suisse romande et qui ont des intérêts divers. Si les sujets ne manquent pas, il n’est pas si facile de trouver dans chaque région des auteur-e-s. Cela dépend de la présence de réseau de spécialistes et d’universités, mais aussi de mon propre parcours qui m’a conduit à nouer des relations dans telle région et pas dans telle autre. Il m’est en tout bien plus facile de dénicher un spécialiste lausannois qui parle d’histoire vaudoise qu’un archéologue jurassien traitant d’un site de son canton. Autre défi que je n’attendais pas. Il y a dans le monde de la recherche une quasi parité entre femmes et hommes. Il est toutefois en général plus difficile de convaincre une femme qu’un homme d’écrire une contribution. Pour l’heure, les offres spontanées sont exclusivement venues de la gent masculine. Cela tient probablement à l’éducation reçue par les unes et par les autres et au fait que les femmes font encore souvent des doubles journées de travail. Mais ce fut pour moi une surprise et j’ai conclu avec un vrai dépit le numéro de février où il n’y avait que des auteurs.

Tous ces points soulevés montrent qu’un effort continu est nécessaire pour ne pas tomber dans le sillon de l’habitude et de la facilité. Remettre en question chaque contribution, chaque illustration, chaque choix. Le principal danger qui guette Passé simple, comme la plupart des entreprises humaines répétitives, c’est l’habitude et les certitudes."

 

 

 

Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur

A l’heure du retour sur investissement direct, de l’efficience, d’internet, et des grandes messes sur la mondialisation, au temps des spécialistes Lotus, SAP, IAM, Visual Studio&TFS, ou CRM, les sciences humaines en général, et l’histoire en particulier, semblent roupie de sansonnet.

Nombre de décideurs, dont, dernier en date, le Conseiller national UDC Adrian Amstutz, estiment en effet que de telles études ne mènent à rien, et que «les jeunes feraient mieux de suivre un apprentissage ou une filière où ils pourront trouver un travail. Qu’il y ait un vrai retour sur investissement». L’attaque est explicite, «Nous avons bien trop de sociologues, de psychologues, d'historiens et d’étudiants en sciences sociales. Il faut que ça change. Ma proposition est d’avoir la possibilité de limiter de moitié leur admission dans les universités» remarque l’élu bernois ! A-t-il raison ? Peut-être ! Jusqu’au Plan d’Étude Romand qui, dans sa litanie des disciplines scolaires, laisse une part congrue à ces domaines jugés de plus en plus inutiles ! Il est vrai que ce faisant, il sera plus aisé de ne pas remarquer les raccourcis et les utilisations faussées du passé, telle l’allocution d’Ueli Maurer en janvier 2013, lors de la journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, qui oubliait le passé sombre de la Suisse au cours de la Deuxième Guerre mondiale, malgré le Rapport Bergier et les nombreuses études menées sur la question.

Le président de la Conférence suisse des recteurs Adriano Loprieno observe quant à lui, face aux assertions d’Adrian Amstutz, que les étudiants en sciences humaines ne coûtent pas cher et que leurs profils, flexibles sur le marché du travail, génèrent des innovations….[1].

Certes !

Mais ne faudrait-il pas également rappeler que les sciences humaines, si elles ne génèrent pas des millions, dispensent des pans entiers de connaissances fondamentales nécessaires à l’équilibre de notre société ? À moins, bien sûr, que l’on estime ce savoir, ou cet équilibre, futiles ! Certains pays ne s’y sont pas trompés et réservent, notamment aux historiens, des fonctions particulières, sans doute jugées exotiques vues de notre landerneau helvétique. La commission française de l’armement du ministère de la Défense a ainsi à sa table, aux côtés de généraux, d’experts ès munitions, de chefs de cabinets et de secrétaires ministériels, un philosophe et un historien. Le Canada, quant à lui, qui a fait sienne la devise de Winston Churchill « Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur » développe le métier singulier d’historien public.

Et les démonstrations de l’utilité criante de ces disciplines de plus en plus délaissées sont là, multiples et répétées. Faut-il encore lever le nez de ses analyses financières pour s’en rendre compte ! L’ouvrage de l’historien anthropologue Marko Zivkovic « Serbian Dreambook »[2], paru en 2011, évoque ainsi l’instrumentalisation de l’histoire ayant permis de justifier le discours nationaliste en lien avec le Kosovo de Slobodan Milosevic. Un propos historique académique libre de pressions externes n’ayant pas encore réussi à prévaloir dans cette région d’Europe, le Bureau du gouvernement de Serbie pour le Kosovo annonçait, il y a une année, que Belgrade allait commémorer la mémoire d’Essad Pacha, une figure controversée de la mémoire albanaise, instrumentalisant délibérément l’histoire régionale et provoquant le courroux des Albanais du Kosovo… Autre exemple récent, celui du ministre polonais des Affaires étrangères qui affirmait que le camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau avait été libéré par des Ukrainiens et non par l’Armée rouge, suscitant une réaction presque immédiate du ministère russe des Affaires étrangères qui priait la Pologne de cesser de se moquer de l'histoire et d'outrager la mémoire de ceux qui avaient libéré l'Europe lors de la Seconde Guerre mondiale[3]. Sans doute a-t-on oublié le massacre de Katyń de ce côté de la Volga !

Les sciences humaines, l’histoire, la philosophie, la sociologie revêtent ainsi une importance particulière qui, si elle demeure la plupart du temps discrète, éclate au grand jour en cas de dérives puisque «  enseigner l’histoire, c’est la meilleure façon de faire comprendre ce qu’est une société, un État, un gouvernement… c’est l’apprentissage de la vie en société avec sa dimension politique »[4].

En Suisse, il est remarquable de constater, en parallèle à ces critiques qui fustigent Clio, que l’histoire fait de plus en plus recette. Des revues grand public apparaissent, remportant des succès fulgurants, comme « Passé simple » fondée en décembre 2014, et bientôt «NZZ Geschichte» créée par la « Neue Zürcher Zeitung ». Les livres d’histoire se multiplient, portés par un regain d’intérêt en lien avec des commémorations : le Bicentenaire de l’entrée dans la Confédération de plusieurs cantons, le centenaire de la Grande Guerre, la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les 500 ans de Marignan, etc…

N’est-ce pas là des réactions individuelles à une société de plus en plus délétère et consumériste n’accordant de valeurs qu’au rendement et à l’entertainment ?

 


[1] Le Matin (13.03.2015) http://www.lematin.ch/suisse/L-UDC-sattaque-aux-sciences-humaines/story/21212818

[2] Marko Zivkovic, Serbian Dreambook: National Imaginary in the Time of Milošević, University of Alberta, 2011.

[3] RIA Novosti, Moscou, 21 janvier 2015.

[4] Voir Elisabeth Haas, Antoine Prost, « L’histoire c’est l’apprentissage de la vie en société », La Liberté, 9 mai 2006, p. 14. Antoine Prost, « Comment l’histoire fait-elle l’historien ? », Vingtième siècle. Revue d’histoire 65 (2000), pp. 3-12. Voir également Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, 1996.

 

Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur

A l’heure du retour sur investissement direct, de l’efficience, d’internet, et des grandes messes sur la mondialisation, au temps des spécialistes Lotus, SAP, IAM, Visual Studio&TFS, ou CRM, les sciences humaines en général, et l’histoire en particulier, semblent roupie de sansonnet.

Nombre de décideurs, dont, dernier en date, le Conseiller national UDC Adrian Amstutz, estiment en effet que de telles études ne mènent à rien, et que «les jeunes feraient mieux de suivre un apprentissage ou une filière où ils pourront trouver un travail. Qu’il y ait un vrai retour sur investissement». L’attaque est explicite, «Nous avons bien trop de sociologues, de psychologues, d'historiens et d’étudiants en sciences sociales. Il faut que ça change. Ma proposition est d’avoir la possibilité de limiter de moitié leur admission dans les universités» remarque l’élu bernois ! A-t-il raison ? Peut-être ! Jusqu’au Plan d’Étude Romand qui, dans sa litanie des disciplines scolaires, laisse une part congrue à ces domaines jugés de plus en plus inutiles ! Il est vrai que ce faisant, il sera plus aisé de ne pas remarquer les raccourcis et les utilisations faussées du passé, telle l’allocution d’Ueli Maurer en janvier 2013, lors de la journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, qui oubliait le passé sombre de la Suisse au cours de la Deuxième Guerre mondiale, malgré le Rapport Bergier et les nombreuses études menées sur la question.

Le président de la Conférence suisse des recteurs Adriano Loprieno observe quant à lui, face aux assertions d’Adrian Amstutz, que les étudiants en sciences humaines ne coûtent pas cher et que leurs profils, flexibles sur le marché du travail, génèrent des innovations….[1].

Certes !

Mais ne faudrait-il pas également rappeler que les sciences humaines, si elles ne génèrent pas des millions, dispensent des pans entiers de connaissances fondamentales nécessaires à l’équilibre de notre société ? À moins, bien sûr, que l’on estime ce savoir, ou cet équilibre, futiles ! Certains pays ne s’y sont pas trompés et réservent, notamment aux historiens, des fonctions particulières, sans doute jugées exotiques vues de notre landerneau helvétique. La commission française de l’armement du ministère de la Défense a ainsi à sa table, aux côtés de généraux, d’experts ès munitions, de chefs de cabinets et de secrétaires ministériels, un philosophe et un historien. Le Canada, quant à lui, qui a fait sienne la devise de Winston Churchill « Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur » développe le métier singulier d’historien public.

Et les démonstrations de l’utilité criante de ces disciplines de plus en plus délaissées sont là, multiples et répétées. Faut-il encore lever le nez de ses analyses financières pour s’en rendre compte ! L’ouvrage de l’historien anthropologue Marko Zivkovic « Serbian Dreambook »[2], paru en 2011, évoque ainsi l’instrumentalisation de l’histoire ayant permis de justifier le discours nationaliste en lien avec le Kosovo de Slobodan Milosevic. Un propos historique académique libre de pressions externes n’ayant pas encore réussi à prévaloir dans cette région d’Europe, le Bureau du gouvernement de Serbie pour le Kosovo annonçait, il y a une année, que Belgrade allait commémorer la mémoire d’Essad Pacha, une figure controversée de la mémoire albanaise, instrumentalisant délibérément l’histoire régionale et provoquant le courroux des Albanais du Kosovo… Autre exemple récent, celui du ministre polonais des Affaires étrangères qui affirmait que le camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau avait été libéré par des Ukrainiens et non par l’Armée rouge, suscitant une réaction presque immédiate du ministère russe des Affaires étrangères qui priait la Pologne de cesser de se moquer de l'histoire et d'outrager la mémoire de ceux qui avaient libéré l'Europe lors de la Seconde Guerre mondiale[3]. Sans doute a-t-on oublié le massacre de Katyń de ce côté de la Volga !

Les sciences humaines, l’histoire, la philosophie, la sociologie revêtent ainsi une importance particulière qui, si elle demeure la plupart du temps discrète, éclate au grand jour en cas de dérives puisque «  enseigner l’histoire, c’est la meilleure façon de faire comprendre ce qu’est une société, un État, un gouvernement… c’est l’apprentissage de la vie en société avec sa dimension politique »[4].

En Suisse, il est remarquable de constater, en parallèle à ces critiques qui fustigent Clio, que l’histoire fait de plus en plus recette. Des revues grand public apparaissent, remportant des succès fulgurants, comme « Passé simple » fondée en décembre 2014, et bientôt «NZZ Geschichte» créée par la « Neue Zürcher Zeitung ». Les livres d’histoire se multiplient, portés par un regain d’intérêt en lien avec des commémorations : le Bicentenaire de l’entrée dans la Confédération de plusieurs cantons, le centenaire de la Grande Guerre, la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les 500 ans de Marignan, etc…

N’est-ce pas là des réactions individuelles à une société de plus en plus délétère et consumériste n’accordant de valeurs qu’au rendement et à l’entertainment ?

 


[1] Le Matin (13.03.2015) http://www.lematin.ch/suisse/L-UDC-sattaque-aux-sciences-humaines/story/21212818

[2] Marko Zivkovic, Serbian Dreambook: National Imaginary in the Time of Milošević, University of Alberta, 2011.

[3] RIA Novosti, Moscou, 21 janvier 2015.

[4] Voir Elisabeth Haas, Antoine Prost, « L’histoire c’est l’apprentissage de la vie en société », La Liberté, 9 mai 2006, p. 14. Antoine Prost, « Comment l’histoire fait-elle l’historien ? », Vingtième siècle. Revue d’histoire 65 (2000), pp. 3-12. Voir également Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, 1996.

 

Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur

A l’heure du retour sur investissement direct, de l’efficience, d’internet, et des grandes messes sur la mondialisation, au temps des spécialistes Lotus, SAP, IAM, Visual Studio&TFS, ou CRM, les sciences humaines en général, et l’histoire en particulier, semblent roupie de sansonnet.

Nombre de décideurs, dont, dernier en date, le Conseiller national UDC Adrian Amstutz, estiment en effet que de telles études ne mènent à rien, et que «les jeunes feraient mieux de suivre un apprentissage ou une filière où ils pourront trouver un travail. Qu’il y ait un vrai retour sur investissement». L’attaque est explicite, «Nous avons bien trop de sociologues, de psychologues, d'historiens et d’étudiants en sciences sociales. Il faut que ça change. Ma proposition est d’avoir la possibilité de limiter de moitié leur admission dans les universités» remarque l’élu bernois ! A-t-il raison ? Peut-être ! Jusqu’au Plan d’Étude Romand qui, dans sa litanie des disciplines scolaires, laisse une part congrue à ces domaines jugés de plus en plus inutiles ! Il est vrai que ce faisant, il sera plus aisé de ne pas remarquer les raccourcis et les utilisations faussées du passé, telle l’allocution d’Ueli Maurer en janvier 2013, lors de la journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste, qui oubliait le passé sombre de la Suisse au cours de la Deuxième Guerre mondiale, malgré le Rapport Bergier et les nombreuses études menées sur la question.

Le président de la Conférence suisse des recteurs Adriano Loprieno observe quant à lui, face aux assertions d’Adrian Amstutz, que les étudiants en sciences humaines ne coûtent pas cher et que leurs profils, flexibles sur le marché du travail, génèrent des innovations….[1].

Certes !

Mais ne faudrait-il pas également rappeler que les sciences humaines, si elles ne génèrent pas des millions, dispensent des pans entiers de connaissances fondamentales nécessaires à l’équilibre de notre société ? À moins, bien sûr, que l’on estime ce savoir, ou cet équilibre, futiles ! Certains pays ne s’y sont pas trompés et réservent, notamment aux historiens, des fonctions particulières, sans doute jugées exotiques vues de notre landerneau helvétique. La commission française de l’armement du ministère de la Défense a ainsi à sa table, aux côtés de généraux, d’experts ès munitions, de chefs de cabinets et de secrétaires ministériels, un philosophe et un historien. Le Canada, quant à lui, qui a fait sienne la devise de Winston Churchill « Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur » développe le métier singulier d’historien public.

Et les démonstrations de l’utilité criante de ces disciplines de plus en plus délaissées sont là, multiples et répétées. Faut-il encore lever le nez de ses analyses financières pour s’en rendre compte ! L’ouvrage de l’historien anthropologue Marko Zivkovic « Serbian Dreambook »[2], paru en 2011, évoque ainsi l’instrumentalisation de l’histoire ayant permis de justifier le discours nationaliste en lien avec le Kosovo de Slobodan Milosevic. Un propos historique académique libre de pressions externes n’ayant pas encore réussi à prévaloir dans cette région d’Europe, le Bureau du gouvernement de Serbie pour le Kosovo annonçait, il y a une année, que Belgrade allait commémorer la mémoire d’Essad Pacha, une figure controversée de la mémoire albanaise, instrumentalisant délibérément l’histoire régionale et provoquant le courroux des Albanais du Kosovo… Autre exemple récent, celui du ministre polonais des Affaires étrangères qui affirmait que le camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau avait été libéré par des Ukrainiens et non par l’Armée rouge, suscitant une réaction presque immédiate du ministère russe des Affaires étrangères qui priait la Pologne de cesser de se moquer de l'histoire et d'outrager la mémoire de ceux qui avaient libéré l'Europe lors de la Seconde Guerre mondiale[3]. Sans doute a-t-on oublié le massacre de Katyń de ce côté de la Volga !

Les sciences humaines, l’histoire, la philosophie, la sociologie revêtent ainsi une importance particulière qui, si elle demeure la plupart du temps discrète, éclate au grand jour en cas de dérives puisque «  enseigner l’histoire, c’est la meilleure façon de faire comprendre ce qu’est une société, un État, un gouvernement… c’est l’apprentissage de la vie en société avec sa dimension politique »[4].

En Suisse, il est remarquable de constater, en parallèle à ces critiques qui fustigent Clio, que l’histoire fait de plus en plus recette. Des revues grand public apparaissent, remportant des succès fulgurants, comme « Passé simple » fondée en décembre 2014, et bientôt «NZZ Geschichte» créée par la « Neue Zürcher Zeitung ». Les livres d’histoire se multiplient, portés par un regain d’intérêt en lien avec des commémorations : le Bicentenaire de l’entrée dans la Confédération de plusieurs cantons, le centenaire de la Grande Guerre, la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les 500 ans de Marignan, etc…

N’est-ce pas là des réactions individuelles à une société de plus en plus délétère et consumériste n’accordant de valeurs qu’au rendement et à l’entertainment ?

 


[1] Le Matin (13.03.2015) http://www.lematin.ch/suisse/L-UDC-sattaque-aux-sciences-humaines/story/21212818

[2] Marko Zivkovic, Serbian Dreambook: National Imaginary in the Time of Milošević, University of Alberta, 2011.

[3] RIA Novosti, Moscou, 21 janvier 2015.

[4] Voir Elisabeth Haas, Antoine Prost, « L’histoire c’est l’apprentissage de la vie en société », La Liberté, 9 mai 2006, p. 14. Antoine Prost, « Comment l’histoire fait-elle l’historien ? », Vingtième siècle. Revue d’histoire 65 (2000), pp. 3-12. Voir également Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, 1996.

 

Les dangers de la conscience

Il est des livres qu’il vaudrait mieux ne pas lire tant ils sont assommants. Il en est d’autres qui nous subjuguent. L’ouvrage de Rudolf-Christoph von Gersdorff « Tuer Hitler, Confession d’un officier allemand antinazi » (titre original, « Soldat im Untergang »), publié en 1977 aux éditions Ullstein, appartient à cette dernière catégorie.

Un livre qui lève le voile sur un sujet que nous connaissons trop mal, celui de la résistance allemande au joug hitlérien. Le film « Walkyrie » qui reprend assez fidèlement l’histoire de Claus von Stauffenberg et de sa tentative d’assassinat du Führer en juillet 1944 ne pouvait pas évoquer l’ampleur de ce mouvement, ni les réalités quotidiennes de ces acteurs de l’ombre trop souvent oubliés.

Fort heureusement il existe plusieurs témoignages sur ce pan d’histoire méconnu, des témoignages provenant de l’intérieur du dragon laissés par des officiers allemands, qu’il faut considérer non pas avec un certain scepticisme mais en ayant conscience que ces textes ont été écrits après coup, marqués non seulement par l’époque durant laquelle se sont déroulés les événements relatés, mais également par la réalité contemporaine à leur rédaction. Le témoignage de Gersdorff, cela étant, ne peut guère être contesté puisque son rôle au cours de la guerre a été reconnu non seulement par les Alliés mais aussi par l’Allemagne d’Adenauer.

L’histoire, donc, d’un officier allemand, prussien de surcroît, appartenant à une lignée d’officiers aristocrates remontant au XIIe siècle. Élevé comme tel, dans une culture tournée vers deux valeurs fondamentales, la culture et l’honneur, le futur général vécut une enfance modeste portant la plupart du temps des vêtements qui avaient été retaillés dans ceux de [s]on père. D’argent, on ne parlait pas dans la maison familiale, même si parfois nous remarquions très clairement combien il faisait défaut. Mais comme la valeur de l’argent n’avait jamais été surévaluée et comme elle était toujours subordonnée à d’autres valeurs, il en résulta une liberté intérieure à l’égard de l’argent et du luxe qui m’accompagna toute ma vie.

Baigné par l’histoire de la Sainte Allemagne, Gersdorff était encore enfant lorsqu’il fut mis en présence de l’empereur et de sa femme lors de la Schrippenfest[1] de 1913. Impressionné, il allait confondre le premier laquai rencontré au sein du château de Postdam avec Guillaume II. Il allait surtout être ébahi par le spectacle superbe, les uniformes multicolores brillant sous le soleil, les chevaux rutilants et l’harmonie si particulière des marches de cavalerie qui firent sur [lui] une impression indicible qui conforta à tout jamais [ses] convictions monarchistes.

Le principe du « noblesse oblige », principe cardinal d’une caste qui était la sienne, allait influencer le garçon devenu jeune homme et son appréciation de la conscience nationale tout autant que son sens des responsabilités. Il ne pouvait bien évidemment qu’embrasser une carrière militaire, ce qu’il allait faire en 1923, en s’enrôlant dans le 7e régiment de cavalerie de Prusse, apprenant les charges à la lance et s’exerçant au maniement du sabre. Il allait dès lors assister à la lente montée du fascisme, et à l’opposition de plus en plus tendue entre la Reichswehr, l’armée régulière, et les SA d’Hitler, une relation qui tourna à la catastrophe avec la Nuit des longs couteaux et avec l’assassinat des généraux von Schleicher et von Bredow qui ne partageaient pas les convictions du national-socialisme. L’hostilité à l’égard du régime allait dès lors se développer chez de nombreux officiers qui estimaient que cet Hitler n’est pas un gentleman, mais un gredin. Et pour cela, son mouvement ira tôt ou tard à sa perte.

C’est pour contrer ces tendances jugées déviantes par le régime qu’Hitler allait mettre en place un stratagème tenant plus de la roublardise que de la manœuvre politique. En 1934, une modification fondamentale allait intervenir dans l’armée allemande puisque le serment traditionnel de loyauté que les soldats devaient prêter à l’Allemagne devait être changé de manière pernicieuse pour être destiné à partir de ce moment au Führer, entraînant selon les traditions militaires prussiennes des obligations envers un homme seul. Par ce simple serment, Hitler s’assurait de la loyauté des cadres de l’armée pour qui la parole donnée ne pouvait être reprise. L’astuce n’allait toutefois pas être appréciée de tous puisque cette façon de nous arracher un serment en fraude fut quelques années plus tard, pour les soldats décidés à entrer en résistance, la principale justification qui les poussa à se délier de leur parole d’honneur.

Et la guerre éclata !

Officier d’état-major, Gersdorff allait être affecté en 1941 au Groupe d’armées centre, abritant de nombreux opposants à Hitler. Il allait ainsi intégrer le noyau dur de la résistance composé de Henning von Tresckow, Berndt von Kleist[2] et Fabian von Schlabrendorff. Conscients de la perversité du régime et de sa nature profondément criminelle, ces hommes allaient déployer une ingéniosité et un courage peu commun pour tenter d’endiguer les ordres provenant de Berlin, et limiter les exactions des SS-Einsatzgruppen en demandant systématiquement de poursuivre devant la cour martial les officiers de ces unités, sans guère de succès, bien évidemment. C’est en mai 1941, que les derniers réflexes d’obéissance disparurent au sein de ces hommes, et plus particulièrement de leur leader Henning von Tresckow, lequel allait déclarer si nous ne parvenons pas à imposer le retrait de ces ordres (relatifs aux commissaires politiques soviétiques qui devaient être immédiatement exécutés et aux procédures portant sur les crimes de guerre dont les soldats allemands s’étaient rendus coupables), alors le peuple allemand sera chargé d’un péché que pour des centaines d’années, le monde n’oubliera pas. Cette faute, il n’y aura pas seulement Hitler, Himmler, Goering et leurs comparses qui devront en répondre mais aussi vous et moi, votre femme et la mienne, vos enfants et les miens, la vieille femme [] qui entre dans une boutique, l’homme là qui fait du vélo, et le petit enfant, là-bas, qui joue au ballon.

Il allait falloir toutefois une année supplémentaire, pour que les officiers de l’état-major du Groupe d’armées centre apprennent au travers de courriers personnels échappant à la censure, les déportations de Juifs allemands à Dachau et Oranienburg, poussant dès lors ces hommes à la décision ultime d’éliminer Hitler, et aux tentatives d’assassinat de 1943 et 1944.

Après l’attentat raté de Stauffenberg en Prusse orientale, le 20 juillet 1944, les représailles furent sans pitié. 200 officiers furent exécutés et quelque 5'000 personnes arrêtées au nom du vieux principe de responsabilité familiale collective, le Sippenhaft, décimant du même coup la vieille aristocratie militaire prussienne. Stauffenberg, Olbricht, Beck, ainsi que la plupart des membres du Cercle de Kreisau qui préparaient l’après-nazisme, notamment von Moltke et Trott zu Solz allaient être passés par les armes.

Tresckow et von Kleist allaient quant à eux se suicider pour éviter le sort de Fabian von Schlabrendorff capturé par la Gestapo et torturé au 4e degré sans jamais dénoncer quiconque. Seuls une vingtaine de membres de la résistance allaient échapper à la purge, dont Gersdorff qui dut son salut au silence de ses complices. Le livre de Schlabrendorff « Officiers contre Hitler », qui avait survécu à ses bourreaux, allait détailler le rôle tenu par Gersdorff. Celui-ci, en 1946, avait tout perdu en dehors de sa fille, et était encore détenu dans un camp de prisonnier de guerre géré par l’armée américaine. Il allait comparaitre comme témoin lors des procès de Nuremberg[3], assistant à la libération de nombreux officiers comme le général Engel, un fidèle parmi les fidèles du Führer. Il devait d’ailleurs s’étonner de la libération de nazis confirmés alors que lui-même, dont le rôle actif au sein de la résistance avait été reconnu, restait enfermé. On allait lui répondre : Voyez-vous, le général Engel a montré dans toute sa carrière militaire que la seule chose qu’il savait faire, c’était d’obéir aux ordres. C’est pour cela que dans la vie civile, il ne montrera aucune résistance et ne sera pas un danger pour nous. Mais vous, qui avez montré que vous suiviez votre conscience, vous pourriez dans certains cas refuser nos instructions. C’est pourquoi des gens comme vous ou le général Falkenhausen sont dangereux et doivent rester sous surveillance.

 

 

 


[1] Selon une vieille tradition, l’empereur invitait chaque année les membres du régiment d’instruction d’infanterie à un déjeuner, partageant un repas simple avec ses soldats et conversant librement avec eux.

[2] Plusieurs membres de cette même famille servirent dans l’armée allemande, suivant des convictions différentes. Le Feldmarschall Paul Ludwig Ewald von Kleist allait être condamné pour crime de guerre. Ewald von Kleist-Schmenzin, impliqué dans le complot du 20 juillet, allait être guillotiné dans la cour de la prison de Plötzensee le 9 avril 1945. Le fils de ce dernier, Ewald-Heinrich von Kleist-Schmenzin, fut également l’un des membres du complot Stauffenberg auquel il survécut jusqu’en 2013.

[3] Il ne témoignera pas sur le massacre de Katyn alors qu’officier supérieur se trouvant le plus près du périmètre, il avait été le premier à être appelé sur les lieux et à constater le charnier de plusieurs milliers de Polonais. Commis par les Soviétiques au printemps 1940, ces meurtres n’allaient pas être évoqués à Nuremberg pour des raisons politiques, et ne devaient être révélés que bien plus tard.

 

Les dangers de la conscience

Il est des livres qu’il vaudrait mieux ne pas lire tant ils sont assommants. Il en est d’autres qui nous subjuguent. L’ouvrage de Rudolf-Christoph von Gersdorff « Tuer Hitler, Confession d’un officier allemand antinazi » (titre original, « Soldat im Untergang »), publié en 1977 aux éditions Ullstein, appartient à cette dernière catégorie.

Un livre qui lève le voile sur un sujet que nous connaissons trop mal, celui de la résistance allemande au joug hitlérien. Le film « Walkyrie » qui reprend assez fidèlement l’histoire de Claus von Stauffenberg et de sa tentative d’assassinat du Führer en juillet 1944 ne pouvait pas évoquer l’ampleur de ce mouvement, ni les réalités quotidiennes de ces acteurs de l’ombre trop souvent oubliés.

Fort heureusement il existe plusieurs témoignages sur ce pan d’histoire méconnu, des témoignages provenant de l’intérieur du dragon laissés par des officiers allemands, qu’il faut considérer non pas avec un certain scepticisme mais en ayant conscience que ces textes ont été écrits après coup, marqués non seulement par l’époque durant laquelle se sont déroulés les événements relatés, mais également par la réalité contemporaine à leur rédaction. Le témoignage de Gersdorff, cela étant, ne peut guère être contesté puisque son rôle au cours de la guerre a été reconnu non seulement par les Alliés mais aussi par l’Allemagne d’Adenauer.

L’histoire, donc, d’un officier allemand, prussien de surcroît, appartenant à une lignée d’officiers aristocrates remontant au XIIe siècle. Élevé comme tel, dans une culture tournée vers deux valeurs fondamentales, la culture et l’honneur, le futur général vécut une enfance modeste portant la plupart du temps des vêtements qui avaient été retaillés dans ceux de [s]on père. D’argent, on ne parlait pas dans la maison familiale, même si parfois nous remarquions très clairement combien il faisait défaut. Mais comme la valeur de l’argent n’avait jamais été surévaluée et comme elle était toujours subordonnée à d’autres valeurs, il en résulta une liberté intérieure à l’égard de l’argent et du luxe qui m’accompagna toute ma vie.

Baigné par l’histoire de la Sainte Allemagne, Gersdorff était encore enfant lorsqu’il fut mis en présence de l’empereur et de sa femme lors de la Schrippenfest[1] de 1913. Impressionné, il allait confondre le premier laquai rencontré au sein du château de Postdam avec Guillaume II. Il allait surtout être ébahi par le spectacle superbe, les uniformes multicolores brillant sous le soleil, les chevaux rutilants et l’harmonie si particulière des marches de cavalerie qui firent sur [lui] une impression indicible qui conforta à tout jamais [ses] convictions monarchistes.

Le principe du « noblesse oblige », principe cardinal d’une caste qui était la sienne, allait influencer le garçon devenu jeune homme et son appréciation de la conscience nationale tout autant que son sens des responsabilités. Il ne pouvait bien évidemment qu’embrasser une carrière militaire, ce qu’il allait faire en 1923, en s’enrôlant dans le 7e régiment de cavalerie de Prusse, apprenant les charges à la lance et s’exerçant au maniement du sabre. Il allait dès lors assister à la lente montée du fascisme, et à l’opposition de plus en plus tendue entre la Reichswehr, l’armée régulière, et les SA d’Hitler, une relation qui tourna à la catastrophe avec la Nuit des longs couteaux et avec l’assassinat des généraux von Schleicher et von Bredow qui ne partageaient pas les convictions du national-socialisme. L’hostilité à l’égard du régime allait dès lors se développer chez de nombreux officiers qui estimaient que cet Hitler n’est pas un gentleman, mais un gredin. Et pour cela, son mouvement ira tôt ou tard à sa perte.

C’est pour contrer ces tendances jugées déviantes par le régime qu’Hitler allait mettre en place un stratagème tenant plus de la roublardise que de la manœuvre politique. En 1934, une modification fondamentale allait intervenir dans l’armée allemande puisque le serment traditionnel de loyauté que les soldats devaient prêter à l’Allemagne devait être changé de manière pernicieuse pour être destiné à partir de ce moment au Führer, entraînant selon les traditions militaires prussiennes des obligations envers un homme seul. Par ce simple serment, Hitler s’assurait de la loyauté des cadres de l’armée pour qui la parole donnée ne pouvait être reprise. L’astuce n’allait toutefois pas être appréciée de tous puisque cette façon de nous arracher un serment en fraude fut quelques années plus tard, pour les soldats décidés à entrer en résistance, la principale justification qui les poussa à se délier de leur parole d’honneur.

Et la guerre éclata !

Officier d’état-major, Gersdorff allait être affecté en 1941 au Groupe d’armées centre, abritant de nombreux opposants à Hitler. Il allait ainsi intégrer le noyau dur de la résistance composé de Henning von Tresckow, Berndt von Kleist[2] et Fabian von Schlabrendorff. Conscients de la perversité du régime et de sa nature profondément criminelle, ces hommes allaient déployer une ingéniosité et un courage peu commun pour tenter d’endiguer les ordres provenant de Berlin, et limiter les exactions des SS-Einsatzgruppen en demandant systématiquement de poursuivre devant la cour martial les officiers de ces unités, sans guère de succès, bien évidemment. C’est en mai 1941, que les derniers réflexes d’obéissance disparurent au sein de ces hommes, et plus particulièrement de leur leader Henning von Tresckow, lequel allait déclarer si nous ne parvenons pas à imposer le retrait de ces ordres (relatifs aux commissaires politiques soviétiques qui devaient être immédiatement exécutés et aux procédures portant sur les crimes de guerre dont les soldats allemands s’étaient rendus coupables), alors le peuple allemand sera chargé d’un péché que pour des centaines d’années, le monde n’oubliera pas. Cette faute, il n’y aura pas seulement Hitler, Himmler, Goering et leurs comparses qui devront en répondre mais aussi vous et moi, votre femme et la mienne, vos enfants et les miens, la vieille femme [] qui entre dans une boutique, l’homme là qui fait du vélo, et le petit enfant, là-bas, qui joue au ballon.

Il allait falloir toutefois une année supplémentaire, pour que les officiers de l’état-major du Groupe d’armées centre apprennent au travers de courriers personnels échappant à la censure, les déportations de Juifs allemands à Dachau et Oranienburg, poussant dès lors ces hommes à la décision ultime d’éliminer Hitler, et aux tentatives d’assassinat de 1943 et 1944.

Après l’attentat raté de Stauffenberg en Prusse orientale, le 20 juillet 1944, les représailles furent sans pitié. 200 officiers furent exécutés et quelque 5'000 personnes arrêtées au nom du vieux principe de responsabilité familiale collective, le Sippenhaft, décimant du même coup la vieille aristocratie militaire prussienne. Stauffenberg, Olbricht, Beck, ainsi que la plupart des membres du Cercle de Kreisau qui préparaient l’après-nazisme, notamment von Moltke et Trott zu Solz allaient être passés par les armes.

Tresckow et von Kleist allaient quant à eux se suicider pour éviter le sort de Fabian von Schlabrendorff capturé par la Gestapo et torturé au 4e degré sans jamais dénoncer quiconque. Seuls une vingtaine de membres de la résistance allaient échapper à la purge, dont Gersdorff qui dut son salut au silence de ses complices. Le livre de Schlabrendorff « Officiers contre Hitler », qui avait survécu à ses bourreaux, allait détailler le rôle tenu par Gersdorff. Celui-ci, en 1946, avait tout perdu en dehors de sa fille, et était encore détenu dans un camp de prisonnier de guerre géré par l’armée américaine. Il allait comparaitre comme témoin lors des procès de Nuremberg[3], assistant à la libération de nombreux officiers comme le général Engel, un fidèle parmi les fidèles du Führer. Il devait d’ailleurs s’étonner de la libération de nazis confirmés alors que lui-même, dont le rôle actif au sein de la résistance avait été reconnu, restait enfermé. On allait lui répondre : Voyez-vous, le général Engel a montré dans toute sa carrière militaire que la seule chose qu’il savait faire, c’était d’obéir aux ordres. C’est pour cela que dans la vie civile, il ne montrera aucune résistance et ne sera pas un danger pour nous. Mais vous, qui avez montré que vous suiviez votre conscience, vous pourriez dans certains cas refuser nos instructions. C’est pourquoi des gens comme vous ou le général Falkenhausen sont dangereux et doivent rester sous surveillance.

 

 

 


[1] Selon une vieille tradition, l’empereur invitait chaque année les membres du régiment d’instruction d’infanterie à un déjeuner, partageant un repas simple avec ses soldats et conversant librement avec eux.

[2] Plusieurs membres de cette même famille servirent dans l’armée allemande, suivant des convictions différentes. Le Feldmarschall Paul Ludwig Ewald von Kleist allait être condamné pour crime de guerre. Ewald von Kleist-Schmenzin, impliqué dans le complot du 20 juillet, allait être guillotiné dans la cour de la prison de Plötzensee le 9 avril 1945. Le fils de ce dernier, Ewald-Heinrich von Kleist-Schmenzin, fut également l’un des membres du complot Stauffenberg auquel il survécut jusqu’en 2013.

[3] Il ne témoignera pas sur le massacre de Katyn alors qu’officier supérieur se trouvant le plus près du périmètre, il avait été le premier à être appelé sur les lieux et à constater le charnier de plusieurs milliers de Polonais. Commis par les Soviétiques au printemps 1940, ces meurtres n’allaient pas être évoqués à Nuremberg pour des raisons politiques, et ne devaient être révélés que bien plus tard.

 

Les dangers de la conscience

Il est des livres qu’il vaudrait mieux ne pas lire tant ils sont assommants. Il en est d’autres qui nous subjuguent. L’ouvrage de Rudolf-Christoph von Gersdorff « Tuer Hitler, Confession d’un officier allemand antinazi » (titre original, « Soldat im Untergang »), publié en 1977 aux éditions Ullstein, appartient à cette dernière catégorie.

Un livre qui lève le voile sur un sujet que nous connaissons trop mal, celui de la résistance allemande au joug hitlérien. Le film « Walkyrie » qui reprend assez fidèlement l’histoire de Claus von Stauffenberg et de sa tentative d’assassinat du Führer en juillet 1944 ne pouvait pas évoquer l’ampleur de ce mouvement, ni les réalités quotidiennes de ces acteurs de l’ombre trop souvent oubliés.

Fort heureusement il existe plusieurs témoignages sur ce pan d’histoire méconnu, des témoignages provenant de l’intérieur du dragon laissés par des officiers allemands, qu’il faut considérer non pas avec un certain scepticisme mais en ayant conscience que ces textes ont été écrits après coup, marqués non seulement par l’époque durant laquelle se sont déroulés les événements relatés, mais également par la réalité contemporaine à leur rédaction. Le témoignage de Gersdorff, cela étant, ne peut guère être contesté puisque son rôle au cours de la guerre a été reconnu non seulement par les Alliés mais aussi par l’Allemagne d’Adenauer.

L’histoire, donc, d’un officier allemand, prussien de surcroît, appartenant à une lignée d’officiers aristocrates remontant au XIIe siècle. Élevé comme tel, dans une culture tournée vers deux valeurs fondamentales, la culture et l’honneur, le futur général vécut une enfance modeste portant la plupart du temps des vêtements qui avaient été retaillés dans ceux de [s]on père. D’argent, on ne parlait pas dans la maison familiale, même si parfois nous remarquions très clairement combien il faisait défaut. Mais comme la valeur de l’argent n’avait jamais été surévaluée et comme elle était toujours subordonnée à d’autres valeurs, il en résulta une liberté intérieure à l’égard de l’argent et du luxe qui m’accompagna toute ma vie.

Baigné par l’histoire de la Sainte Allemagne, Gersdorff était encore enfant lorsqu’il fut mis en présence de l’empereur et de sa femme lors de la Schrippenfest[1] de 1913. Impressionné, il allait confondre le premier laquai rencontré au sein du château de Postdam avec Guillaume II. Il allait surtout être ébahi par le spectacle superbe, les uniformes multicolores brillant sous le soleil, les chevaux rutilants et l’harmonie si particulière des marches de cavalerie qui firent sur [lui] une impression indicible qui conforta à tout jamais [ses] convictions monarchistes.

Le principe du « noblesse oblige », principe cardinal d’une caste qui était la sienne, allait influencer le garçon devenu jeune homme et son appréciation de la conscience nationale tout autant que son sens des responsabilités. Il ne pouvait bien évidemment qu’embrasser une carrière militaire, ce qu’il allait faire en 1923, en s’enrôlant dans le 7e régiment de cavalerie de Prusse, apprenant les charges à la lance et s’exerçant au maniement du sabre. Il allait dès lors assister à la lente montée du fascisme, et à l’opposition de plus en plus tendue entre la Reichswehr, l’armée régulière, et les SA d’Hitler, une relation qui tourna à la catastrophe avec la Nuit des longs couteaux et avec l’assassinat des généraux von Schleicher et von Bredow qui ne partageaient pas les convictions du national-socialisme. L’hostilité à l’égard du régime allait dès lors se développer chez de nombreux officiers qui estimaient que cet Hitler n’est pas un gentleman, mais un gredin. Et pour cela, son mouvement ira tôt ou tard à sa perte.

C’est pour contrer ces tendances jugées déviantes par le régime qu’Hitler allait mettre en place un stratagème tenant plus de la roublardise que de la manœuvre politique. En 1934, une modification fondamentale allait intervenir dans l’armée allemande puisque le serment traditionnel de loyauté que les soldats devaient prêter à l’Allemagne devait être changé de manière pernicieuse pour être destiné à partir de ce moment au Führer, entraînant selon les traditions militaires prussiennes des obligations envers un homme seul. Par ce simple serment, Hitler s’assurait de la loyauté des cadres de l’armée pour qui la parole donnée ne pouvait être reprise. L’astuce n’allait toutefois pas être appréciée de tous puisque cette façon de nous arracher un serment en fraude fut quelques années plus tard, pour les soldats décidés à entrer en résistance, la principale justification qui les poussa à se délier de leur parole d’honneur.

Et la guerre éclata !

Officier d’état-major, Gersdorff allait être affecté en 1941 au Groupe d’armées centre, abritant de nombreux opposants à Hitler. Il allait ainsi intégrer le noyau dur de la résistance composé de Henning von Tresckow, Berndt von Kleist[2] et Fabian von Schlabrendorff. Conscients de la perversité du régime et de sa nature profondément criminelle, ces hommes allaient déployer une ingéniosité et un courage peu commun pour tenter d’endiguer les ordres provenant de Berlin, et limiter les exactions des SS-Einsatzgruppen en demandant systématiquement de poursuivre devant la cour martial les officiers de ces unités, sans guère de succès, bien évidemment. C’est en mai 1941, que les derniers réflexes d’obéissance disparurent au sein de ces hommes, et plus particulièrement de leur leader Henning von Tresckow, lequel allait déclarer si nous ne parvenons pas à imposer le retrait de ces ordres (relatifs aux commissaires politiques soviétiques qui devaient être immédiatement exécutés et aux procédures portant sur les crimes de guerre dont les soldats allemands s’étaient rendus coupables), alors le peuple allemand sera chargé d’un péché que pour des centaines d’années, le monde n’oubliera pas. Cette faute, il n’y aura pas seulement Hitler, Himmler, Goering et leurs comparses qui devront en répondre mais aussi vous et moi, votre femme et la mienne, vos enfants et les miens, la vieille femme [] qui entre dans une boutique, l’homme là qui fait du vélo, et le petit enfant, là-bas, qui joue au ballon.

Il allait falloir toutefois une année supplémentaire, pour que les officiers de l’état-major du Groupe d’armées centre apprennent au travers de courriers personnels échappant à la censure, les déportations de Juifs allemands à Dachau et Oranienburg, poussant dès lors ces hommes à la décision ultime d’éliminer Hitler, et aux tentatives d’assassinat de 1943 et 1944.

Après l’attentat raté de Stauffenberg en Prusse orientale, le 20 juillet 1944, les représailles furent sans pitié. 200 officiers furent exécutés et quelque 5'000 personnes arrêtées au nom du vieux principe de responsabilité familiale collective, le Sippenhaft, décimant du même coup la vieille aristocratie militaire prussienne. Stauffenberg, Olbricht, Beck, ainsi que la plupart des membres du Cercle de Kreisau qui préparaient l’après-nazisme, notamment von Moltke et Trott zu Solz allaient être passés par les armes.

Tresckow et von Kleist allaient quant à eux se suicider pour éviter le sort de Fabian von Schlabrendorff capturé par la Gestapo et torturé au 4e degré sans jamais dénoncer quiconque. Seuls une vingtaine de membres de la résistance allaient échapper à la purge, dont Gersdorff qui dut son salut au silence de ses complices. Le livre de Schlabrendorff « Officiers contre Hitler », qui avait survécu à ses bourreaux, allait détailler le rôle tenu par Gersdorff. Celui-ci, en 1946, avait tout perdu en dehors de sa fille, et était encore détenu dans un camp de prisonnier de guerre géré par l’armée américaine. Il allait comparaitre comme témoin lors des procès de Nuremberg[3], assistant à la libération de nombreux officiers comme le général Engel, un fidèle parmi les fidèles du Führer. Il devait d’ailleurs s’étonner de la libération de nazis confirmés alors que lui-même, dont le rôle actif au sein de la résistance avait été reconnu, restait enfermé. On allait lui répondre : Voyez-vous, le général Engel a montré dans toute sa carrière militaire que la seule chose qu’il savait faire, c’était d’obéir aux ordres. C’est pour cela que dans la vie civile, il ne montrera aucune résistance et ne sera pas un danger pour nous. Mais vous, qui avez montré que vous suiviez votre conscience, vous pourriez dans certains cas refuser nos instructions. C’est pourquoi des gens comme vous ou le général Falkenhausen sont dangereux et doivent rester sous surveillance.

 

 

 


[1] Selon une vieille tradition, l’empereur invitait chaque année les membres du régiment d’instruction d’infanterie à un déjeuner, partageant un repas simple avec ses soldats et conversant librement avec eux.

[2] Plusieurs membres de cette même famille servirent dans l’armée allemande, suivant des convictions différentes. Le Feldmarschall Paul Ludwig Ewald von Kleist allait être condamné pour crime de guerre. Ewald von Kleist-Schmenzin, impliqué dans le complot du 20 juillet, allait être guillotiné dans la cour de la prison de Plötzensee le 9 avril 1945. Le fils de ce dernier, Ewald-Heinrich von Kleist-Schmenzin, fut également l’un des membres du complot Stauffenberg auquel il survécut jusqu’en 2013.

[3] Il ne témoignera pas sur le massacre de Katyn alors qu’officier supérieur se trouvant le plus près du périmètre, il avait été le premier à être appelé sur les lieux et à constater le charnier de plusieurs milliers de Polonais. Commis par les Soviétiques au printemps 1940, ces meurtres n’allaient pas être évoqués à Nuremberg pour des raisons politiques, et ne devaient être révélés que bien plus tard.

 

Carthago delenda est

Assurnazirpal, le roi assyrien avait donné à Nimrud (Kalkhu) sa dimension cosmopolite, en y installant des populations différentes venant de ses conquêtes. Autant d’ethnies, autant de dieux ! Les anciens ne voyaient pas là matière à s’émouvoir, les panthéons étaient vastes et la place suffisante pour chaque divinité.

Les temps ont changé, la tolérance religieuse propre au polythéisme a été débordée par les délires fanatiques d’analphabètes facilement manipulables.

Nimrud, un nom de plus à ajouter à la liste trop longue des exactions commises par le totalitarisme. Les pitoyables néo-fascistes de l’EI démontrent une fois de plus l’épouvantable imbécillité dont font preuve les tenants d’une pensée unique !

Ces criminels s’abreuvent du sang de leurs victimes, les offrant en spectacle à un monde dans lequel les budgets militaires ont atteints en 2013 quelque 1'547 milliards de dollars[1] et qui, pourtant, reste incapable de réagir face à l’indicible.

Après le massacre des innocents et la mise en scène de tortures inspirées par l’inquisition ou les camps d’extermination plutôt que par les sourates du Coran, c’est au tour des vestiges de l’humanité de disparaître, voués à la damnatio memoriae par ces phalanges de l’immonde qui ont juré la ruine du genre humain.

Bientôt, les taureaux androcéphales gardant l'entrée des palais assyriens seront réduits à un tas de gravats comme les collections du musée de Mossoul ou les Bouddhas de Bâmiyân, détruits en 2001 par d’autres crapules dépourvues de tout honneur et de la moindre notion éthique.

Quel héritage laisseront ces iconoclastes fondant leur vision du monde sur une immanence stérile et bornée par le recours primitif à la force alors même que la religion dont ils se réclament se veut transcendante et universelle ?

Comble de l’ironie, c’est dans ce que l’on a coutume d’appeler le Berceau de la civilisation, entre le Tigre et l’Euphrate, que l’homme, cet ouroboros anthropophage, consume le plus sûrement sa chair et son histoire.


[1] http://www.lapresse.ca/international/201402/04/01-4735474-les-depenses-militaires-mondiales-a-la-hausse-en-2014.php

 

« Document exceptionnel », Les 300 espions de George Clémenceau. La Suisse sous haute surveillance

Au matin du 3 novembre 1918, six jours avant l’abdication du Kaiser Guillaume II, un sous-secrétaire anonyme, rattaché au 2e Bureau de l’État-major de l’Armée française, poussait la porte de son bureau du ministère parisien de la guerre, ne sachant pas qu’il allait rédiger un document extraordinaire retrouvé il y a peu de temps dans un lot conservé par une institution de la Ve République.

Il allait recevoir l’ordre de sa hiérarchie de rédiger un courrier, que le général Henri Alby (1858-1935), le successeur du maréchal Foch, allait signer pour Georges Clémenceau, adressé à l’attaché militaire en poste à Berne, un certain Gaston Pageot. Il allait surtout dresser la liste des agents de renseignement relevant de l’armée française secrètement détachés en mission dans les cantons confédérés.

Ce furent ainsi quelques trois cents personnes que le fonctionnaire allait devoir répertorier grâce aux informations que l’État-major lui avait confiées, énumérant les noms, prénoms, grades et fonctions en Suisse de ces espions, des informations particulièrement confidentielles que les services ennemis auraient sans doute payer à prix d’or[i].

Un type de document, donc, tout à fait exceptionnel et suffisamment rare pour être évoqué (et dont le découvreur est le chercheurJean-Michel Gilot) !

L’État-major général souhaitait au terme du conflit faire de l’ordre et avoir une vision claire des agents se trouvant discrètement placés dans des positions stratégiques et sensés renseigner le 2e Bureau, raison pour laquelle il demandait à l’officier supérieur en charge en Suisse de se renseigner sur le compte de ces hommes. Le fossé entre la réalité du terrain et les salons des ministères parisiens était tel que l’autorité militaire centrale, à la fin des hostilités, ne connaissait plus exactement le périmètre d’action de ces agents.

L’attaché militaire, à Berne, le colonel Pageot, allait donner suite aux ordres de Paris en demandant aux consuls de faire le nécessaire à propos de ces hommes.

Piacon

René

Capitaine

Ingénieur

Combe

André

Capitaine

Ingénieur

Dunand

Auguste

?

Hôtelier à Genève

Geyler

Jean, Charles

Sergent

Professeur Collège Champittet-Lausanne

Reybaud

Tony

Soldat

Directeur Casino Genève

Maiton

Albert

?

Dir. Usine Lausanne

Dreyfus

Joseph

?

Prés. Conseil d’administration de la banque populaire de Lausanne

Lugrin

Joseph

Soldat

Professeur, Institution à Porrentruy

….

….

 

Combien d’autres documents similaires attendent encore d’être découverts au gré des recherches menées par des historiens ? Difficile de répondre à cette question. Les aléas de l’histoire réservent parfois bien des surprises.

En 1940, lorsque les Allemands occupèrent Paris, ils allaient ainsi mettre la main sur un grand nombre de documents, notamment les archives secrètes des services de renseignement français de la première partie du siècle. Ces documents allaient être amenés à Berlin et placés sous bonne garde.

En 1945, lorsque Berlin tomba sous les coups des Alliés, les Soviétiques allaient à leur tour récupérer un grand nombre de dossiers, dont ces archives françaises, des archives que Moscou ne devait rétrocéder à la France qu’il y a une quinzaine d’années !


[i] Ces documents font l’objet d’un article scientifique qui doit être publié dans une revue spécialisée en 2015. 

 

La procession quotidienne des Romands

L’une des premières routes dont on conserve la trace, fut bâtie en 312 avant notre ère par Appius Claudius Caecus, entre Rome et Capoue, la célèbre via Appia le long de laquelle 241 ans plus tard 6’000 rebelles de Spartacus devaient être crucifiés. À la fin de la République romaine, l’ensemble de l’Italie était parcouru de grands axes permettant aux légions, aux marchands et aux voyageurs de se déplacer plus vite.

Un effort considérable de construire une route, en hommes, en matériel, en temps et en moyens financiers ! Un effort toutefois jugé nécessaire puisque permettant d’assurer le déplacement des gens et des marchandises, voire des informations, une activité inhérente à toute société humaine.

Le réseau routier, s’il ne fut de loin pas la priorité durant les siècles qui succédèrent à l’Empire romain, allait se développer à nouveau dès le XVIIe siècle, prenant un essor considérable au XIXe siècle. Avec les progrès technologiques, un nouveau mode de transport allait s’adjoindre à la capillarité des routes empruntées par les diligences et les fiacres.., le train !

L’Orient-Express devait ainsi voir le jour, reliant Paris, Vienne, Venise et Istanbul, alors que le Transsibérien allait relier Moscou à Vladivostok sur quelques 9'288 kilomètres à la fin du siècle, faisant disparaître au passage – mais de cela l’histoire n’en n’a retenu que de très faibles échos – des communautés humaines restées à un âge très archaïque ! Une aventure ressemblant à celle de l’Union Pacific mais dont les proportions ne sont guère comparables puisque le réseau ferré reliant la Nouvelle Angleterre à la côte Pacifique ne représente que le tiers du chemin de fer des Tsars.

À l'impossible nul n'est tenu. C’est du moins ce qu’il faut retenir pour notre petit coin de Suisse !

Le 12 octobre 1874, le Grand Conseil genevois allait demander au Conseil d’État de mener une étude portant sur la création d’un chemin de fer reliant Cornavin, Carouge, les Eaux-Vives, Chêne et Annemasse.

141 ans plus tard, le projet est en cours ! Car nous voilà, en 2015, avec des villes, Lausanne, Zurich ou Genève, puisque c’est d’elle dont il est question, de plus en plus souvent bloquées par de petits grains de sable paralysant des kilomètres de tronçons. Le cortège peu solennel et pourtant ataraxique entre nos cités qui, tous les matins ou à l’heure du Titien, rituel laïc de notre société ubiquitaire vouée aux caprices des principes de l’offre et de la demande, devient peu à peu une procession égyptienne figée attendant que les eaux de la Mer rouge s’écartent.

Peut-être pourrons-nous un jour à nouveau adhérer au principe originel de la raison d’être des voies de communication.., communiquer  ?