Terrorisme islamiste, héritage de 14-18

En 1914, la Turquie, en guerre aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche, minée de l’intérieur, ne laissait guère de doute quant à son destin. La Grande révolte arabe, rendue célèbre par l’officier anglais Lawrence d’Arabie, et dont le but était de créer un État arabe d’Aden à Alep, allait lui faire plier l’échine de 1916 à 1918. Avec la défaite des Empires centraux, l’Empire ottoman se retrouvait dans le camp des vaincus, une défaite ne faisant qu’aggraver la déliquescence du pays. Mustafa Kemal Atatürk devait mettre une fin à cette agonie en abolissant l’Empire en 1923 et en fondant la République de Turquie.

L’Occident, conscient de ce déclin inexorable qui se poursuivait depuis la moitié du XIXème siècle allait devoir anticiper la désintégration de cette puissance ancestrale qui maintenait sous sa coupe l’entier du Proche-Orient depuis des siècles. Ainsi, alors que les Turcs tentaient pas la violence et la terreur de maintenir un fragile équilibre politique au sein de leurs territoires en liquidant les populations arméniennes et assyriennes, la France et l’Angleterre, principaux acteurs occidentaux de cet Orient exotique que Pierre Loti avait si magnifiquement dépeint, entamaient en novembre 1915 une série de négociations. Celles-ci durèrent jusqu’en mars 1916. Le 16 mai de cette année-là, sous le regard approbateur de l’Empire russe et du Royaume d’Italie, les représentants anglais Sir Mark Sykes et français François Georges-Picot signaient à Downing Street un accord qui allait déterminer le futur de ce Proche-Orient pour près d’un siècle.

Cet accord prévoyait le partage de ce territoire s’étendant de la mer Noire à la Méditerranée, de la mer Rouge à l’océan Indien et à la Caspienne, en déterminant des zones d’influence, dans la pure logique coloniale de ce temps. Cinq zones allaient être dessinées sur les plans étendus devant les ambassadeurs européens : une première zone placée directement sous l’administration française comprenant le Liban actuel et la Cilicie, au sud de la Turquie, face à Chypre ; une seconde zone gérée administrativement par l’Angleterre regroupant le Koweït contemporain et la Mésopotamie ; une troisième zone arabe mais soumise à l’influence française, dans le nord de la Syrie et la province de Mossoul ; une quatrième zone arabe patronnée par le Royaume-Unis, dans le sud de la Syrie, la Jordanie et la Palestine ; et une dernière zone sous mandat international comprenant Saint-Jean-d’Acre, Haïfa et Jérusalem.

Ce pacte réservait donc le futur pétrolier de la région à l’Europe, qui avait pris conscience de sa richesse dès 1908, un enjeu de poids, important plus que les promesses d'indépendance faites par les Anglais aux Arabes en 1915. Le chérif Hussein, de la Mecque, allait prendre connaissance du texte de cet accord en 1918 grâce à une série d’indiscrétions russes et ottomanes. Le secret qui avait entouré les négociations n’en n’était d’ailleurs plus un puisque l’accord avait été rendu public en novembre 1917 par le biais de différents articles de presse. Le potentat arabe, agacé par le manque de loyauté de la couronne britannique, allait s’adresser à celle-ci en demandant des explications. Le 18 février 1918, le gouvernement anglais confirmait les promesses passées précédemment concernant la libération des peuples arabes.

Le chérif Hussein avait-il alors conscience qu’il possédait un allié d’importance en la personne du président américain Woodrow Wilson ? N’ayant pas participé aux négociations franco-anglaises, Wilson allait demander à l’issue de la Première guerre mondiale, l’instauration d’une commission ad hoc à la Jeune Société des Nations à laquelle n’appartenaient pas les États-Unis. La proposition tendait à mener une consultation des peuples concernés par les accords Sykes-Picot. Londres et Paris, sentant le vent tourné, allaient se mettre d’accord rapidement et organiser une nouvelle rencontre diplomatique, la conférence de San-Remo d’avril 1920, qui allait permettre de finaliser les nouvelles frontières du Moyen-Orient. Le jeu des alliances au sein de la Société des nations devait permettre de légaliser et d’entériner les conclusions de cette conférence qui reprenait en large partie les dispositions des accords Sykes-Picot du 16 mai 1916.

Quatre mois plus tard, le 10 août 1920, un nouvel accord, le traité de Sèvres, était passé entre les Européens et le Sultan Mehmet VI afin d’appliquer les décisions prises lors de la conférence de San-Remo à la suite des accords Sykes-Picot. Cette nouvelle négociation qui réservait des territoires aux minorités kurdes et arméniennes, ne devait pas être ratifiée par l’ensemble des parties et allait jeter de l’huile sur le feu kemaliste qui rongeait déjà le pays.

La Turquie d’Atatürk allait tirer toutefois son épingle du jeu dans ce chaos en signant un nouveau traité avec la Russie soviétique en octobre 1921 lui permettant de récupérer des territoires perdus plusieurs décennies avant, autant que d’obtenir de l’armement soviétique destiné à la lutte contre les Arméniens et les Grecs. Atatürk allait encore réaliser un tour de force en faisant réviser les dispositions de Sèvres grâce au traité signé au Château d’Ouchy à Lausanne, le 24 juillet 1923. Ce dernier reconnaissait officiellement la République de Turquie et entérinait la désintégration de l’ancien Empire ottoman. Condition formulée par la Turquie, le Kurdistan et l’Arménie devaient renoncer à leur indépendance prévue par le traité précédent. Enfin, des échanges de populations entre la Grèce et la Turquie étaient décidés. Les Arabes, quant à eux, fort des promesses anglaises de 1915 et 1918, étaient venus remplir le vide laissé par les Ottomans en Syrie. Le fils du chérif Hussein, Fayçal, proclamé roi du « Royaume arabe de Syrie » le 7 mars 1920 ne devait toutefois guère profiter de Damas puisqu’il allait être contraint à l’exil en juillet. La patience occidentale demeurait relativement limitée ! À peine trois mois après la signature du traité de San-Remo, le souverain arabe était prié de vider les lieux. Les Britanniques, conscients de l’importance de l’amitié du roi des Arabes, et au bénéfice de leur sphère d’influence, allaient lui donner l’Irak comme royaume l’année suivante. Fayçal devait obtenir l’autonomie de l’Irak en 1932 ainsi que son adhésion à la Société des Nations.

Avec la désintégration de l’empire ottoman, le Sultan disparaissait de l’échiquier politique turc. Mehmet VI partait en exil ! Mais à son rôle politique était cumulée une fonction religieuse, celle de calife, autrement dit celle de commandeur des croyants. Ce titre, donnant à son bénéficiaire un pouvoir spirituel autant que temporel, contesté par certaines communautés musulmanes et disputé entre plusieurs dynasties au cours du Moyen-âge, était détenu par les Sultans turcs depuis le XVIème siècle. Reprise peu de temps par un cousin du dernier Sultan, Abdülmecid II, la fonction de calife était à son tour abolie par Atatürk en 1924, créant un vide au sein de la communauté musulmane. Avec l’absence d’un calife reconnu, ne fût-ce que partiellement, des appétits allaient s’aiguiser !

Le Sultan d’Égypte Ahmed Fouad, devenu roi en 1922, allait ainsi songer à reprendre le califat sans jamais trouver de légitimé suffisante hors de son pays. Le roi Fouad se heurtait à un obstacle de taille ! L’éclatement religieux du monde islamique ne lui permettait pas d’obtenir la reconnaissance nécessaire des différents courants, chiites, sunnites, kharidjites ou ibâdites, ainsi que des minorités religieuses comme les Alévis, les Yézidis ou les Druzes. Ce d’autant plus qu’aux différences religieuses allaient s’ajouter des luttes de pouvoir entre des potentats locaux peu enclins à concéder une telle prérogative à un rival.

Sans régime autoritaire étendu à de larges territoires, point de calife ! Une réalité que les extrémistes radicaux de l’État islamique tâchent de corriger depuis 2014. Le 29 juin de cette année-là, l’Irakien Abou Bakr al-Baghdadi s’autoproclamait calife, commandeur des croyants, sans obtenir de reconnaissance de la part des principales autorités musulmanes. La cruauté et l’effroi instaurés par ce nouveau despote et ses sbires allaient abolir en quelques mois la frontière entre la Syrie et l’Irak, réunissant les territoires gérés jadis par la France et la Grande-Bretagne, et révisant de facto par le fer et par le feu les traités du début du XXème siècle.

Cent ans après, l’Europe ressent encore la brutalité de l’héritage laissé par la disparition de l’Empire ottoman, anéanti par le chaos de la Première Guerre mondiale. 

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.