Le rire de Janus

Alors que les chambres fédérales siègent en ce moment à Berne et que le pays retient son souffle dans l’attente de voir l’évolution de son équilibre économique, la question de la responsabilité des banques ne semble pas devoir être évoquée.

La banque joue pourtant au sein de la Confédération helvétique un rôle éminemment important, tout le monde le sait. Mais qui peut le comprendre véritablement ?

Qui a encore conscience de ce que la maîtrise de la terre implique, et des conséquences qui en découlent ? Et qui peut dire qui est le véritable maître de la terre en Suisse ? Des propriétaires plus ou moins bien dotés dont les biens sont hypothéqués auprès des banques en raison des lois fiscales ? Les cantons dont la plupart, si ce n’est tous, sont endettés auprès des banques ? Ou les banques elles-mêmes qui détiennent un parc immobilier immense et qui en payent le prix aux entités publiques moyennant quelque forfait négocié…, des forfaits négociés ? Non ce n’est même plus le cas puisque l’UBS et le Crédit suisse ne paient plus d'impôts depuis sept ans. Des banques qui, au final, possèdent des parts sur chaque bâtiment et sur chaque mètre carré du pays.

Une emprise qui fait de ces institutions financières les seigneurs véritables du pays, décidant à qui prêter ou ne pas prêter, fixant la rente de la terre et, en fin de compte, le devenir de bien des personnes. Car si les taux hypothécaires fluctuent en fonction du marché, ce sont bien les banques qui en déterminent les pourcentages et les modalités. Et quelle plus extraordinaire démonstration d’autorité sur la destinée du pays que la décision de la BNS du 15 janvier 2015, de casser le cours plancher du franc, provoquant le passage de l'euro sous le seuil de parité, sans que les Chambres fédérales aient leur mot à dire. Un choix donnant au terme « National » du nom « Banque National Suisse » une bien curieuse définition alors même que trois des membres de la direction générale sont nommés par le Conseil fédéral, et que les détenteurs du capital sont les cantons et les banques cantonales pour deux tiers.

Ce fonctionnement qui fait de la Suisse ce qu’elle est, s’immisçant à chaque instant dans la vie des individus, dans la voiture dont il faut payer les traites, dans le loyer de l’appartement ou du magasin, dans les intérêts qu’il faut rembourser, dans le fruit de notre travail qui s’affiche sur l’écran du bancomat, dans le régime de bananes provenant d’une cargaison achetée et revendue plusieurs fois par les traders d’un nombre indéterminé d’organismes financiers, fait de nous les éternels abonnés, les vassaux directs… pardon, les clients d’institutions qui détiennent des données personnelles sur chacun d’entre nous en plus de conserver, pour nous, nos économies ! Un principe vieux à certains égards de plus de quatre siècles, lorsque certains marchands plus habiles que d’autres purent jouer, à la faveur d’un retrait de l’église, les prêteurs, faisant crédit aux humbles comme aux souverains, se transformant progressivement en banquiers.

Qu’elles soient lombardes ou flamandes, suisses ou anglaises, qu’elles se nomment Médicis ou Pictet, Rothschild ou UBS, les banques modèlent notre univers, et en l’occurrence notre pays, depuis des siècles, depuis qu’il est permis de créer de l’argent avec de l’argent. Une mécanique froide, dénuée de toute moralité puisque simplement… mécanique, gérée, pour reprendre les termes de « l’Union des Banques Cantonales Suisses », de « manière autonome selon des principes économiques ». Une logique suivant les intérêts d’actionnaires majoritaires ou de conseils d’administration faisant preuve, en fonction des circonstances, de probité ou d’une unique préoccupation de rendement maximum.

Ainsi, le munitionnaire suisse Jules Bloch allait payer des millions d’impôt de guerre à l’issue du premier grand confit du XXème siècle, après avoir fait fortune en livrant des armes à la France. Le sang des fantassins prussiens écrasés sous ses obus alimentait son industrie au même titre que les tripes éclatées des poilus éventrés sur les plaines de Champagne graissaient les rouages des aciéries Krupp. Une logique commerciale ayant comme marionnettistes dissimulés dans l’ombre, des banques, prêteuses de fonds aux pays belligérants, eux-mêmes acheteurs de balles et de mitraille, de canons et de fusils, entraînant une dette publique qui allait être multipliée par 30 en Allemagne, 25 aux États-Unis, 12 en Angleterre et 6 en France. Des institutions financières qui devaient donner les moyens à quelques hommes de déclencher l’un des plus grands cataclysmes de l’histoire, entraînant la mort de millions de personnes et modifiant à jamais le visage de l’humanité, et qui n’allaient jamais être inquiétées….

Mais des banques créatrices d’emplois également, des prêteuses constituant le recours unique à la réalisation de bien des rêves, permettant l’achat d’une maison ou de la voiture familiale, ou de bananes en février. Des succubes soumises aux fantasmes de l’homme qui, par nature trop souvent, veut mieux et plus, des servantes assujetties aux caprices de souverains qui par orgueil demandent des armes pour écraser un ennemi plutôt que de demander raison. Une mécanique proposée pour les intérêts de certains afin de mieux servir les désirs des autres.

Une machine pouvant se faire infernale selon les alchimies protéiformes de produits dérivés que des théoriciens déconnectés des marchés réels peuvent inventer, comme lors de l’implosion des subprimes en 2007, machine dont la force centrifuge ne peut être contrôlée par l’individu lambda, mais dont la rythmique et la syncopée au niveau suisse pourraient sans doute être régulées par les Chambres fédérales, si les lobbyistes et leurs maîtres le voulaient bien. 

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.