L’autre Verdun

Il y a cent ans débutait la bataille de Verdun, un enfer de dix mois pour les soldats français et allemands qui allaient succomber en masse sous les obus et la mitraille, gagnant ou perdant quelques mètres de terrain au fur et à mesure des jours.

Cette bataille est restée célèbre car célébrée par la mémoire collective, et plus particulièrement par la mémoire française. Le cortège des commémorations autant que les livres ou les films s’en sont chargés. Cet épisode a marqué de manière indélébile les esprits, non seulement en raison du nombre de victimes, 70'000 chaque mois, mais également par le fait que 70% des poilus de l’armée française se sont succédé dans les tranchées, montant sur ce front par rotation. Sans compter qu’une victoire allemande à Verdun aurait permis aux soldats du Kaiser de percer la longue ligne de défense occidentale. La victoire, après dix mois d’horreur, prenait ainsi une portée symbolique ! Victoire de la France mais surtout des Français, qu’ils soient du Poitou ou du Dauphiné, de Provence ou de Bretagne. Cette bataille ne pouvait que rentrer dans la légende, une geste héroïque qui allait sonner dans les esprits des contemporains de la Seconde Guerre mondiale comme le cor de Roland à Roncevaux, évocation d’une gloire passée appelée à être convoquée une nouvelle fois sur les plaines de l’Histoire, face au vieil ennemi.

Mais si le sort des armes à Verdun favorisa la France, c’est en partie grâce à deux autres confrontations, celle de la Somme, menée par les Britanniques épaulés de régiments français. Une bataille plus courte que Verdun, mais simultanée – du premier juillet au 18 novembre – qui allait obliger l’Allemagne à se départir de forces vives sur le premier front. Le nombre de victimes allait être supérieur à celui de Verdun, un million d’hommes, morts, portés disparus ou blessés, une hécatombe au son de la cornemuse témoignant de l’âpreté des combats. Et, troisième bataille, méconnue pour nous autres francophones, celle de Broussilov, nom éponyme du général russe Alexei Broussilov qui allait lancer le 4 juin une offensive gigantesque sur le front de l’Est, en Gallicie, contre les armées allemandes et austro-hongroises. Un déplacement stratégique sur l’échiquier des nations en guerre puisque cette attaque avait été prévue en décembre 1915 pour coïncider avec l’assaut anglais dans la Somme, afin de soulager les Français soumis à l’immense machine de guerre germanique.

En partie occupées dans le Trentin contre les Italiens, les armées des Empires centraux allaient devoir réagir à une offensive s’étalant sur 150 kilomètres, composée des 3e, 7e et 8e armées du Tsar. 2'000 pièces d’artillerie russes allaient ouvrir le début de l’engagement en crachant la mort, faisant s’écrouler le front de Galicie en deux jours. Les cosaques de Kuban, les tirailleurs de la Volga, l’ensemble des réserves de Broussilov allaient s’engouffrer dans la brèche, balayant au passage la contre-offensive organisée par l’Allemagne qui avait rappelé des unités de Verdun et du Trentin pour résister à cette marée qui ne devait s’arrêter que devant les Carpathes à la fin du mois de juillet.

Le succès de cette offensive, autant que l’engagement dans la Somme, allaient avoir des répercussions militaires sur l’ensemble du continent, permettant de mettre un coup de frein à l’avance austro-hongroise en Italie, autant que de diminuer la pression allemande à Verdun, donnant l’occasion aux Français de repousser un ennemi coincé entre le marteau et l’enclume. Plus d’un million de Russes allaient être mis hors de combat au cours de cette déferlante, empêchant toute poursuite de la percée. 800'000 soldats allemands et austro-hongrois allaient être tués ou capturés.

Que l’on se souvienne donc de Verdun et de ses morts, qu’ils soient allemands ou français, mais n’oublions pas que la conclusion de cette grande bataille a été rendue possible par des sacrifices dans la Somme et en Pologne, ainsi que par des alliances, tellement improbables de nos jours. 

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.