Les dangers de la conscience

Il est des livres qu’il vaudrait mieux ne pas lire tant ils sont assommants. Il en est d’autres qui nous subjuguent. L’ouvrage de Rudolf-Christoph von Gersdorff « Tuer Hitler, Confession d’un officier allemand antinazi » (titre original, « Soldat im Untergang »), publié en 1977 aux éditions Ullstein, appartient à cette dernière catégorie.

Un livre qui lève le voile sur un sujet que nous connaissons trop mal, celui de la résistance allemande au joug hitlérien. Le film « Walkyrie » qui reprend assez fidèlement l’histoire de Claus von Stauffenberg et de sa tentative d’assassinat du Führer en juillet 1944 ne pouvait pas évoquer l’ampleur de ce mouvement, ni les réalités quotidiennes de ces acteurs de l’ombre trop souvent oubliés.

Fort heureusement il existe plusieurs témoignages sur ce pan d’histoire méconnu, des témoignages provenant de l’intérieur du dragon laissés par des officiers allemands, qu’il faut considérer non pas avec un certain scepticisme mais en ayant conscience que ces textes ont été écrits après coup, marqués non seulement par l’époque durant laquelle se sont déroulés les événements relatés, mais également par la réalité contemporaine à leur rédaction. Le témoignage de Gersdorff, cela étant, ne peut guère être contesté puisque son rôle au cours de la guerre a été reconnu non seulement par les Alliés mais aussi par l’Allemagne d’Adenauer.

L’histoire, donc, d’un officier allemand, prussien de surcroît, appartenant à une lignée d’officiers aristocrates remontant au XIIe siècle. Élevé comme tel, dans une culture tournée vers deux valeurs fondamentales, la culture et l’honneur, le futur général vécut une enfance modeste portant la plupart du temps des vêtements qui avaient été retaillés dans ceux de [s]on père. D’argent, on ne parlait pas dans la maison familiale, même si parfois nous remarquions très clairement combien il faisait défaut. Mais comme la valeur de l’argent n’avait jamais été surévaluée et comme elle était toujours subordonnée à d’autres valeurs, il en résulta une liberté intérieure à l’égard de l’argent et du luxe qui m’accompagna toute ma vie.

Baigné par l’histoire de la Sainte Allemagne, Gersdorff était encore enfant lorsqu’il fut mis en présence de l’empereur et de sa femme lors de la Schrippenfest[1] de 1913. Impressionné, il allait confondre le premier laquai rencontré au sein du château de Postdam avec Guillaume II. Il allait surtout être ébahi par le spectacle superbe, les uniformes multicolores brillant sous le soleil, les chevaux rutilants et l’harmonie si particulière des marches de cavalerie qui firent sur [lui] une impression indicible qui conforta à tout jamais [ses] convictions monarchistes.

Le principe du « noblesse oblige », principe cardinal d’une caste qui était la sienne, allait influencer le garçon devenu jeune homme et son appréciation de la conscience nationale tout autant que son sens des responsabilités. Il ne pouvait bien évidemment qu’embrasser une carrière militaire, ce qu’il allait faire en 1923, en s’enrôlant dans le 7e régiment de cavalerie de Prusse, apprenant les charges à la lance et s’exerçant au maniement du sabre. Il allait dès lors assister à la lente montée du fascisme, et à l’opposition de plus en plus tendue entre la Reichswehr, l’armée régulière, et les SA d’Hitler, une relation qui tourna à la catastrophe avec la Nuit des longs couteaux et avec l’assassinat des généraux von Schleicher et von Bredow qui ne partageaient pas les convictions du national-socialisme. L’hostilité à l’égard du régime allait dès lors se développer chez de nombreux officiers qui estimaient que cet Hitler n’est pas un gentleman, mais un gredin. Et pour cela, son mouvement ira tôt ou tard à sa perte.

C’est pour contrer ces tendances jugées déviantes par le régime qu’Hitler allait mettre en place un stratagème tenant plus de la roublardise que de la manœuvre politique. En 1934, une modification fondamentale allait intervenir dans l’armée allemande puisque le serment traditionnel de loyauté que les soldats devaient prêter à l’Allemagne devait être changé de manière pernicieuse pour être destiné à partir de ce moment au Führer, entraînant selon les traditions militaires prussiennes des obligations envers un homme seul. Par ce simple serment, Hitler s’assurait de la loyauté des cadres de l’armée pour qui la parole donnée ne pouvait être reprise. L’astuce n’allait toutefois pas être appréciée de tous puisque cette façon de nous arracher un serment en fraude fut quelques années plus tard, pour les soldats décidés à entrer en résistance, la principale justification qui les poussa à se délier de leur parole d’honneur.

Et la guerre éclata !

Officier d’état-major, Gersdorff allait être affecté en 1941 au Groupe d’armées centre, abritant de nombreux opposants à Hitler. Il allait ainsi intégrer le noyau dur de la résistance composé de Henning von Tresckow, Berndt von Kleist[2] et Fabian von Schlabrendorff. Conscients de la perversité du régime et de sa nature profondément criminelle, ces hommes allaient déployer une ingéniosité et un courage peu commun pour tenter d’endiguer les ordres provenant de Berlin, et limiter les exactions des SS-Einsatzgruppen en demandant systématiquement de poursuivre devant la cour martial les officiers de ces unités, sans guère de succès, bien évidemment. C’est en mai 1941, que les derniers réflexes d’obéissance disparurent au sein de ces hommes, et plus particulièrement de leur leader Henning von Tresckow, lequel allait déclarer si nous ne parvenons pas à imposer le retrait de ces ordres (relatifs aux commissaires politiques soviétiques qui devaient être immédiatement exécutés et aux procédures portant sur les crimes de guerre dont les soldats allemands s’étaient rendus coupables), alors le peuple allemand sera chargé d’un péché que pour des centaines d’années, le monde n’oubliera pas. Cette faute, il n’y aura pas seulement Hitler, Himmler, Goering et leurs comparses qui devront en répondre mais aussi vous et moi, votre femme et la mienne, vos enfants et les miens, la vieille femme [] qui entre dans une boutique, l’homme là qui fait du vélo, et le petit enfant, là-bas, qui joue au ballon.

Il allait falloir toutefois une année supplémentaire, pour que les officiers de l’état-major du Groupe d’armées centre apprennent au travers de courriers personnels échappant à la censure, les déportations de Juifs allemands à Dachau et Oranienburg, poussant dès lors ces hommes à la décision ultime d’éliminer Hitler, et aux tentatives d’assassinat de 1943 et 1944.

Après l’attentat raté de Stauffenberg en Prusse orientale, le 20 juillet 1944, les représailles furent sans pitié. 200 officiers furent exécutés et quelque 5'000 personnes arrêtées au nom du vieux principe de responsabilité familiale collective, le Sippenhaft, décimant du même coup la vieille aristocratie militaire prussienne. Stauffenberg, Olbricht, Beck, ainsi que la plupart des membres du Cercle de Kreisau qui préparaient l’après-nazisme, notamment von Moltke et Trott zu Solz allaient être passés par les armes.

Tresckow et von Kleist allaient quant à eux se suicider pour éviter le sort de Fabian von Schlabrendorff capturé par la Gestapo et torturé au 4e degré sans jamais dénoncer quiconque. Seuls une vingtaine de membres de la résistance allaient échapper à la purge, dont Gersdorff qui dut son salut au silence de ses complices. Le livre de Schlabrendorff « Officiers contre Hitler », qui avait survécu à ses bourreaux, allait détailler le rôle tenu par Gersdorff. Celui-ci, en 1946, avait tout perdu en dehors de sa fille, et était encore détenu dans un camp de prisonnier de guerre géré par l’armée américaine. Il allait comparaitre comme témoin lors des procès de Nuremberg[3], assistant à la libération de nombreux officiers comme le général Engel, un fidèle parmi les fidèles du Führer. Il devait d’ailleurs s’étonner de la libération de nazis confirmés alors que lui-même, dont le rôle actif au sein de la résistance avait été reconnu, restait enfermé. On allait lui répondre : Voyez-vous, le général Engel a montré dans toute sa carrière militaire que la seule chose qu’il savait faire, c’était d’obéir aux ordres. C’est pour cela que dans la vie civile, il ne montrera aucune résistance et ne sera pas un danger pour nous. Mais vous, qui avez montré que vous suiviez votre conscience, vous pourriez dans certains cas refuser nos instructions. C’est pourquoi des gens comme vous ou le général Falkenhausen sont dangereux et doivent rester sous surveillance.

 

 

 


[1] Selon une vieille tradition, l’empereur invitait chaque année les membres du régiment d’instruction d’infanterie à un déjeuner, partageant un repas simple avec ses soldats et conversant librement avec eux.

[2] Plusieurs membres de cette même famille servirent dans l’armée allemande, suivant des convictions différentes. Le Feldmarschall Paul Ludwig Ewald von Kleist allait être condamné pour crime de guerre. Ewald von Kleist-Schmenzin, impliqué dans le complot du 20 juillet, allait être guillotiné dans la cour de la prison de Plötzensee le 9 avril 1945. Le fils de ce dernier, Ewald-Heinrich von Kleist-Schmenzin, fut également l’un des membres du complot Stauffenberg auquel il survécut jusqu’en 2013.

[3] Il ne témoignera pas sur le massacre de Katyn alors qu’officier supérieur se trouvant le plus près du périmètre, il avait été le premier à être appelé sur les lieux et à constater le charnier de plusieurs milliers de Polonais. Commis par les Soviétiques au printemps 1940, ces meurtres n’allaient pas être évoqués à Nuremberg pour des raisons politiques, et ne devaient être révélés que bien plus tard.

 

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.