Les opérations d’espionnage sur territoire helvétique durant la Première Guerre mondiale, I

Au cours de l’automne 1914, alors que l’Europe sombre peu à peu dans une guerre fratricide, l’attention de rabatteurs à la solde de l’Allemagne écumant les rues de Genève à la recherche de déserteurs français ou de personnes prêtes à se vendre pour fuir la faim et la crasse, se porta sur un couple vivant d’expédients. Après avoir fait l’objet d’une surveillance minutieuse destinée à évaluer leur moralité et à éviter les pièges du contre-espionnage français, l’homme, un Français du nom de Jean Bilota, vingt-huit ans, et la Belge Marguerite Fabri allaient être approchés discrètement par un agent du Geheimdienst  de l’empire de Guillaume II. L’espion allait leur proposer de se rendre en France, en Angleterre et en Italie pour recueillir des informations de nature militaire et économique contre monnaie sonnante et trébuchante. À l’argent s’ajoutait des menaces extrêmement explicites à l’encontre des parents de la jeune femme, qui se trouvaient alors dans la zone occupée par les armées du maréchal von der Goltz et du baron von Bissing.

En mai 1915, l’entrée en guerre de l’Italie contre l’Allemagne et l’Autriche allait entraîner le retour du couple à Genève, sur ordre du capitaine Weigeltner, leur Nachrichtenoffizier resté en Allemagne. L’officier, estimant que Marguerite Fabri pouvait aisément tenir le rôle d’une fille à soldats, ordonna alors à celle-ci de rallier l’arrière du front, en zone française, afin de récolter des renseignements sur les mouvements de troupe.

Il devait en aller autrement. Le couple avait-il décidé de son propre chef de jouer double jeu ou était-il passé du côté des services de renseignement français ? Les sources ne nous l’apprennent pas. Toujours est-il que la jeune femme allait faire parvenir des enveloppes vides à son compagnon resté à Genève, qui inventait au fur et à mesure les informations destinées au capitaine Weigeltner. Ce jeu de dupes ne dura pas puisque la police genevoise ne tarda pas à se rendre compte qu’un réseau d’agents étrangers opérait depuis plusieurs mois à partir de son territoire. Les Suisses allaient attendre le retour à Genève de Marguerite Fabri pour arrêter le couple et mettre la main sur leur correspondance. Il ne fallut pas non plus de gros efforts pour percer le chiffre utilisé par les deux espions de fortune. Sous couvert de nouvelles insignifiantes portant sur la nourriture, les fausses informations se déclinaient à force de boîtes de sardines signifiant régiments d’infanterie, ou de harengs pour l’artillerie. Les prix des aliments donnaient les numéros des régiments.

Les tribunaux helvétiques allaient condamner Jean Bilota à huit mois de prison et deux mille francs d’amende, et Marguerite Fabri à deux mois de prison et cinq cents francs d’amende [1].

 

 

[1] Christophe Vuilleumier, La Suisse face à l’espionnage 1914-1918, éd. Slatkine, à paraître en janvier 2015.

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.