Le film perdu de Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein

Voilà peu, l’on me parlait d’un film que le cinéaste russe Eisenstein, célèbre pour ses longs métrages « Le cuirassé Potemkine », « Alexandre Nevski », « Octobre » ou « Ivan le terrible », avait réalisé en Suisse en 1929. Le film en question, perdu depuis 85 ans et jamais visualisé en Europe, était considéré comme un mythe, certains prétendant même que ledit film n’avait jamais été réalisé.
 
La curiosité l’emportant sur le reste, je décidais d’entamer quelques recherches sur le sujet, dont je livre ci-après les résultats assez amusants et tellement improbables.
 
Alors en séjour à Zurich en 1929 avec son opérateur Edouard Tissé et son assistant Grigori Alexandrov, Eisenstein avait été invité par la très aristocratique Mme de Mandrot au château de La Sarraz, dans le canton de Vaud. Celle-ci organisait l’une de ses énièmes rencontres artistiques et intellectuelles, destinée cette fois-là au cinéma indépendant. L’occasion était trop belle pour le réalisateur soviétique qui était en voyage d’étude pour le compte de la mère patrie, afin de découvrir les techniques du cinéma sonore moderne. Il accepta l’invitation de la dame et passa quelques jours dans la demeure médiévale, du 3 au 7 septembre, en compagnie de cinéastes provenant de pays aussi différents qu’exotiques. Les passions durent se déchaîner et l’art dominer, l’assemblée décida de passer de la théorie à la pratique et de tourner un film en l’honneur de leur hôte qu’ils nommèrent « Tempête sur La Sarraz », allégorie ironique du combat du cinéma indépendant contre le cinéma commercial que les acteurs improvisés allaient mettre en scène en utilisant les vêtements et les armes datant de temps plus anciens que les combles du château conservaient encore. Parmi les acteurs, Eisenstein en commandeur de l’armée du cinéma indépendant, Béla Balázs en commandeur de l’armée du cinéma commercial, Janine Bouissounouse en esprit du cinéma libre, Léon Moussinac en D’Artagnan, Jack Isaacs, Hans Richter, Walther Ruttmann, Fritz Rosenfeld, Mannus Franken et Tsuchiva Moichiro.
 
Témoin actif de ces journées, Pierre Zénobel allait photographier la petite équipe et les acteurs grimés, attestant au travers de ses images déposées auprès de la Cinémathèque suisse que le film avait bel et bien été tourné.
 
Parmi la troupe, un japonais, Hiroshi Higo, également cinéaste autant que communiste devait participer au projet. C’est lui, pour des raisons inconnues qui prit le film et qui l’emmena à Tokyo ! Connu pour avoir fait connaître au Japon plusieurs films avant-gardistes avant la guerre, Hiroshi Higo allait proposer le film renommé « Kokusai Dokoritsu Eiga Kaigi » à son parti.
 
Tokyo, 1930 ! Nous sommes dans l’ère Taishô, l’exemple russe a fait son chemin, et des partis politiques véritables sont apparus au Japon depuis une dizaine d’années. En 1922 se crée le Nihon Kyôsantô, parti communiste japonais. En 1926 deux nouveaux partis prolétaires plus modérés se développent avec l’aval du gouvernement : le Rôdômintô (parti des travailleurs et des paysans) et le Nihon Rônôtô (parti japonais des travailleurs et des paysans). Dans le même temps, les mouvements fascistes éclosent et gonflent, en autant de bubons malins, notamment le Kokuhonsha, fondé en 1924, qui regroupe de nombreux militaires, mais également des professeurs et des fonctionnaires. Face à cette mouvance inquiétante, le gouvernement met en place un organe répressif, sorte de Gestapo, la haute police spéciale, Tokkô, qui ne tarde pas à persécuter les communistes et les syndicats actifs.
 
C’est dans ce contexte que le film d’Eisenstein tourné dans le canton de Vaud est montré aux membres du parti communiste le 13 juin 1930, dans une soirée de la Ligue japonaise du cinéma prolétarien, après que la police ait pris des mesures de sécurité particulière ! L’œuvre n’allait pas réussir à passer le grabeau de la censure. Elle allait être enregistrée dans les listes de la censure japonaise, sous le numéro E 7612, preuve, par ailleurs, que le film subsistait tout de même. Quel besoin en effet que d’inventorier une réalisation vouée à la destruction et par là-même à une damnatio memoriae ?
 
La suite de mon enquête allait être moins aisée. Quelques brefs échanges avec le Musée national de Tokyo m’aiguillèrent rapidement auprès du conservateur du Musée national d’Art moderne de Tokyo dont l’un des départements s’occupe principalement des œuvres cinématographiques. L’institution intéressée apprenait l’existence de ce film ! Consultant les registres, les conservateurs allèrent me donner la confirmation du numéro de censure. Point de film toutefois. Contactant le plus grand connaisseur du sujet au Japon, un certain Toru Inoue, chercheur russe travaillant dans les îles du soleil levant, j’appris ne pas être le seul à m’être mis en quête des divagations de la joyeuse sarabande d’Hélène de Mandrot, divagations considérée au demeurant comme une œuvre majeure dans l’histoire du cinéma, Eisenstein oblige ! Ainsi, le délégué de la critique cinématographique soviétique Kazuo Yamada avait déjà recherché le film au Japon. L’émissaire du Gosfilmofond soviétique, l’organisme gérant les archives centrales du cinéma russe créé en 1936 par Staline, avait échoué !
 
Pour l’heure, tout n’est pas perdu. Si le château de La Sarraz a déjà fait l’objet de fouilles systématiques, il reste quelques pistes à explorer puisque j’attends des réponses à mes questions aux héritiers du Nihon Kyôsantô ainsi que du Gosfilmofond !
 

Christophe Vuilleumier

Christophe Vuilleumier est un historien suisse, actif dans le domaine éditorial, et membre de plusieurs comités de sociétés savantes, notamment de la Société suisse d'histoire. On lui doit plusieurs contributions sur l’histoire helvétique du XVIIème siècle et du XXème siècle, dont certaines sont devenues des références.