Demain le commun

Au-delà de la poignée de main

Dans la dernière édition du journal solidaritéS, Pierre Conscience, conseiller communal lausannois, revenait sur le cas du préavis communal négatif donné par Lausanne pour la naturalisation d’un couple ayant refusé de serrer la main des personnes du sexe opposé en commission, mais aussi, selon la communication officielle, “manifesté un comportement général discriminant qui s’est notamment traduit par un refus de répondre aux questions de personnes de genre différent”. Il s’y référait dans un bref encadré à la position que j’ai exprimée au nom du groupe socialiste. Avec son autorisation, je reproduis ici le texte complet de cet encadré, qu’il m’a fourni, afin de pouvoir exposer plus précisément la position que j’ai essayé de défendre.

Nous en parlions dans un précédent numéro, la Municipalité de Lausanne a débouté un couple de candidat-e-s à la naturalisation au motif que celui-ci ne respecterait pas le principe constitutionnel de l’égalité entre hommes et femmes. S’il s’agissait d’un dossier encore considéré dans l’ancien cadre législatif, il a laissé pressentir la façon dont la majorité socialiste-verts entend désormais interpréter le critère d’intégration. Au cours d’un débat au Conseil communal de Lausanne le 11 septembre dernier, Benoît Gaillard alignait le PS Lausannois sur cette position en défendant que « La tâche municipale consiste à vérifier le respect des valeurs de la Constitution. » Ce faisant, « Pour [le groupe socialiste], le respect de la valeur constitutionnelle qui touche à l’égalité entre hommes et femmes s’impose à tous et fonde la possibilité même d’une citoyenneté et d’une démocratie partagée. […] Personne ne doit pouvoir échapper à ce précepte. »
Sur le terrain de la lutte contre le sexisme, ce raisonnement suppose que l’égalité entre homme et femmes serait devenue réalité du fait de son inscription dans la Constitution. Si cet acquis constitue un point d’appui essentiel pour les luttes féministes en Suisse, affirmer ceci revient à nier la réalité des oppressions et de l’exploitation patriarcales qui perdurent, structurent nos rapports sociaux et, du reste, stimulent l’émergence d’une nouvelle vague féministe. C’est nier que la société suisse est sexiste en tout point, que les machistes s’y intègrent pour le mieux et que ceci n’est pas le fait de l’immigration. C’est faire preuve d’un certain sexisme.
Cette réalité du patriarcat rappelée, le raisonnement des socialistes lausannois-e-s – épaulé-e-s par la majorité de leurs alliés écologistes – revient dès lors à légitimer un traitement différencié selon qu’on soit né-e avec ou sans le passeport rouge à croix blanche: d’aucuns peuvent être sexistes et bénéficier de droits démocratiques dès la naissance, quand d’autres doivent montrer patte blanche pour les mériter. Il revient à légitimer une forme de discrimination institutionnelle.
Peut mieux faire…

Tout d’abord, le mandat légal qui est confié à la Municipalité, dans une procédure de naturalisation, ne dépend ni de P. Conscience, ni de moi, mais de la législation fédérale et cantonale. Ce mandat consiste à vérifier l’intégration des candidats et leur adhésion aux valeurs fondamentales de l’ordre constitutionnel suisse. Au passage, il faut signaler que le critère d’intégration figure déjà dans la Loi fédérale de 1952 sur l’acquisition et la perte de la nationalité suisse à laquelle se référait l’ancienne loi cantonale et qu’il n’est donc pas nouveau.

La question, dans ce débat, n’était donc pas de savoir s’il fallait ou non légitimer la procédure telle qu’elle est. Et personne, pas même P. Conscience, n’a d’ailleurs proposé que la Ville décide dorénavant d’octroyer systématiquement un préavis positif à toute demande de naturalisation. Le débat fondamental sur l’accès à la citoyenneté n’était donc pas, en l’occurrence, celui qui était ouvert.

Des principes et du relativisme

D’une manière assez incompréhensible, P. Conscience affirme que la position prise par la majorité lausannoise supposerait que l’égalité entre hommes et femmes est devenue réalité dans notre pays. Evidemment, ce n’est pas le cas, et il ne viendrait à personne de sensé, je crois, en particulier à gauche, d’avancer une telle affirmation. Le 22 septembre passé, 20’000 personnes le rappelaient à grand fracas dans les rues de Berne.

Dans l’argumentation développée ci-dessus, le fait que l’égalité ne soit pas réalisée dans la société suisse doit donc apparemment justifier la validation, par l’octroi d’un préavis positif, d’un comportement individuel ouvertement contraire à ce principe. Or, bien sûr, le sexisme infuse la société, et ses formes structurelles sont plus dangereuses et plus puissantes que la manière de se conduire de personnes considérées isolément.

Mais le sexisme ne se combat pas avec des abstractions. Il ne succombera pas du seul fait que nous multiplions, dans des articles ou des tracts, la revendication d’une égalité immédiate et complète. Plus important, et plus grave: il serait tout simplement sorti renforcé si le comportement décrit ci-dessus avait été approuvé par une autorité publique, qui plus est dirigée par la gauche.

La lutte contre les inégalités entre femmes et hommes n’a pas besoin de sélectionner ses combats. Elle peut se mener sur de nombreux fronts en même temps – de l’alimentation du débat public aux modifications législatives, des campagnes de sensibilisation au développement de services publics, des rassemblements aux grèves, de la répression des manifestations du sexisme à l’éducation des jeunes générations. Nous n’avons pas besoin de choisir entre la reconnaissance du statut structurel de l’inégalité et la lutte contre certaines de ses manifestations sectorielles.

Ne plantez pas l’arbre tant que vous n’avez pas la forêt

Je relève encore qu’au moment de la diffusion, par la Ville de Lausanne, d’une campagne contre le harcèlement de rue, le même journal solidaritéS avait d’ailleurs émis des critiques allant dans le même sens: la lutte contre ce phénomène ne serait qu’un cache-sexe misérable dirigé volontairement en priorité contre des “hommes non blancs, et de classe populaire”. La campagne en question ne méritait donc pas d’être considéré comme une avancée partielle à engranger, mais comme un leurre à rejeter. On constate à quels contorsions ce type de raisonnement oblige à se livrer quand on lit, plus loin, que “cette misogynie, dont il ne s’agit pas ici de nier la violence, n’a guère de conséquences matérielles sur les personnes qu’elle vise”. Non, vous ne rêvez pas.

Dans les deux cas, la logique est similaire: certains groupes, en raison de leur positionnement social (parce qu’ils sont de classes populaires, parce qu’ils sont des personnes en procédure de naturalisation, parce qu’ils sont non blancs), ne peuvent pas être soumis à l’exigence, pourtant chère à solidaritéS, du respect des personnes du sexe opposé, car celles-ci, vis-à-vis d’eux, ne serait en fait qu’une ruse destinée à les stigmatiser. De même, ils ne peuvent pas faire l’objet d’actions de lutte contre le sexisme, car celles-ci ne feraient qu’ajouter à la discrimination dont ils font déjà l’objet. Il faut, paradoxalement, une certaine dose de paternalisme et un certain goût pour les stéréotypes pour classer les hommes auteurs de harcèlement de rue ou qui refusent de serrer la main à une femme a priori dans l’une de ces catégories.

La discrimination sexiste n’est pas une opinion comme une autre. Pas plus, par exemple, que le racisme ou l’homophobie. La discrimination sexiste est contraire aux fondements même de la société démocratique, celle qui permet l’expression des opinions. Elle peut et doit être combattue dans chacune de ses occurrences, des plus structurelles aux plus individuelles.

 

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