La santé en question

La Grèce et ses îles, tout un système

Les petits plats, la façon dont ils sont servis, et la gastronomie ; un nouveau concept de matelas dont la matière première sont les algues de la mer Egée, des ustensiles pour salle de bain, des vélos en bois, tout ça produit par une marque en vogue dans les quartiers chics ; des incubateurs de start-up pour coller mimétiquement à un modèle lui aussi à la mode. J’ai bien peur que ces critères, auxquels recourt Richard Werly pour dresser le bilan de la Grèce d’août 2018, ne peuvent logiquement conduire qu’à des conclusions tièdes, moroses en fait. La crise financière a-t-elle changé la société des Grecs restés au pays ? On ne le sait que trop bien : non.

Le tissu économique ne s’est pas développé. Il est encore cet archipel de petits commerces, de petites entreprises offrant principalement des services. Les salaires, déjà bas avant 2009, sont encore plus bas. Le fait est qu’il est faux de réduire la Grèce et les Grecs à une quelconque passivité : la force d’inertie de la société grecque ne tient pas à un trait culturel ou à une « mentalité », elle ne résulte pas de l’indolence ambiante, notion qui décrit mieux l’état d’esprit des vacanciers que les journées interminables de celles et ceux qui les servent. Le problème grec est systémique et aisément identifiable. Tellement identifiable d’ailleurs que tout le monde en parle, mais à force plus personne n’écoute… Essayons tout de même.

© Théophile Bloudanis

La société civile grecque – les associations, les actions bénévoles, les ONG locales – est réputée faible. En 2010, un rapport de la Commission européenne avait estimé à 1% du PIB le volume du travail bénévole contre une moyenne de 4 % dans les pays d’Europe du Nord. Le constat est connu depuis au moins la fin des années 90, mais les pouvoirs publics ont attendu le début des années 2000 pour tenter d’infléchir la tendance. Sous l’auspice de l’ONU, mais surtout lors des jeux olympiques de 2004, différentes campagnes de promotion ont été lancées en faveur de l’engagement bénévole et associatif. La qualité et la durabilité de leur succès furent toutes relatives.

Comme le mentionne l’anthropologue Katerina Rozakou, une des caractéristiques les plus saillantes du monde associatif grec a trait aux scandales. En 2013, par exemple, les responsables de la Croix-Rouge grecque se sont retrouvés au cœur d’une affaire de corruption et de détournement de fonds. Des licenciements ont été prononcés et l’hôpital Henry-Dunant géré par l’organisation est alors passé en main privée. Les bénévoles, eux, en sont venus à incarner une drôle de figure, celles des dindons travaillant pour et à la place de ceux qui étaient payés pour le faire. La section grecque de l’UNICEF traverse le même genre de turbulences en ce moment.

Ce genre de dérive ne concerne pas uniquement le secteur associatif mais aussi le parapublic. L’une des affaires – parmi tant d’autres – du moment implique une figure de la droite, ancien ministre de la santé entre 2013 et 2014, Antonis Georgiadis, suspecté d’avoir financé des postes de conseillers personnels avec des fonds destinés au Centre hellénique de contrôle des maladies et de prévention (KEELPNO). Ce genre d’affaire est souvent accompagné d’attaques et de contre-attaques où les parties en présence s’accusent mutuellement des mêmes maux (détournement, corruption, abus en tout genre). L’anathème en Grèce est une habitude, presque un moyen de communication, avec pour conséquence d’entretenir la méfiance à l’égard de tout organisme touchant des subventions.

© Théophile Bloudanis

Lorsque des particuliers lancent ainsi leur propre association, ils le font avec prudence. D’une part, le recrutement des membres et, surtout des cadres, se fait souvent par cooptation : l’honnêteté se garantit par l’interconnaissance. D’autre part – et ceci est particulièrement visible dans les structures de santé solidaires montées durant la crise – l’on s’efforce autant que possible de minimiser les dons directs en espèces (recevoir des médicaments plutôt que l’argent pour les acheter semble préférable). L’ouverture de comptes en banque s’est souvent faite sur le tard, et les responsables n’hésitent jamais à rappeler que les sommes y sont la plupart du temps minimes. Cette manière de procéder empêche précisément la constitution d’un réseau solide, coordonné, et couvrant l’entier du pays. Elle reproduit presque les biais contre lesquels elle se construit. On retrouve la logique du clan, pas dans le but de s’accaparer un bien public ou le maîtriser mais, au contraire, pour se prémunir de ce danger.

Dans les Cyclades ou le Dodécanèse, la beauté du voyage d’une île à l’autre tient à la découverte d’un monde à chaque fois particulier. Ce n’est pas une minauderie touristique, l’insularité s’éprouve très concrètement. Quitter une île pour sa voisine, c’est marquer une coupure nette : l’ambiance, le paysage, les gens ne sont jamais complètement pareils. Les choix, l’organisation sociale, les orientations politiques ou économiques, non plus. Et tout ceci se ressent d’autant plus fortement que la frontière entre les îles n’est pas arbitraire, elle est topographique, définie par les éléments qui forgent les particularismes revendiqués haut et fort par les insulaires. L’heure que dure une traversée de bateau, sa lenteur, même accélérée à coup de turbines toujours plus sophistiquées, n’a pas d’équivalent sur le continent.

© Théophile Bloudanis

Une île reste une île, toujours susceptible d’être isolée. La société grecque s’est en quelque sorte calquée sur cette topographie particulière. Cette structure en archipel ne rend pas impossible la communication et la coordination, elle la complique. L’unité manque, les systèmes et sous-systèmes se multiplient, les possibilités de s’affranchir des autres sont nombreuses et, même avec les meilleures intentions du monde, pour ne pas perdre le contrôle de son projet, il faut à son tour participer à cette fragmentation sans fin, se penser en île. En ce sens, la passivité grecque n’est ni un trait culturel, ni une cause. Elle est le symptôme d’un système social distendu, troué, en partie détricoté, qui a fait le bonheur et le pouvoir de ceux qui, il n’y a pas si longtemps que cela, ont tenu entre leurs mains les moyens considérables – les subsides européens de l’avant-crise – qui auraient pu conduire au changement.

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