Les pieds sur Terre

Mettre des mots sur les maux

by Th.Wolter

Dans les séries, (En thérapie sur Arte fait un véritable tabac), dans les médias, ou sur les réseaux sociaux, les prises de parole existentielle sont d’actualité: tant pour dénoncer publiquement des violences trop longtemps tues que pour exprimer des souffrances dans la confidentialité d’un dialogue thérapeutique. Ce n’est pas seulement à une libération de la parole à laquelle nous assistons, mais à la reconnaissance publique de sa nécessité pour la santé globale des individus et pour la vitalité de nos sociétés.

Freud a dit:” Le premier homme à jeter une insulte plutôt qu’une pierre est le fondateur de la civilisation.”

En effet, le mot, même insultant, est déjà plus élaboré que le geste brutal. Il suppose une prise de distance par la parole, une sorte de réflexion sur une situation donnée. Au lieu d’une réaction brute, primaire, inarticulée en quelque sorte, il y a un passage par la pensée: ce n’est plus le bras qui frappe, c’est la voix qui exprime, mal certes, mais c’est déjà un progrès…

Un apprentissage fondamental pour la pensée: les mots

Ainsi les très petits enfants “font” des colères avec force cris et gesticulations avant de pouvoir “dire” leur colère, car cela implique tout un apprentissage fondamental: celui des mots. L’acquisition de vocabulaire c’est la base même de la construction de la pensée, où les mots sont autant de briques ou d’éléments qui offrent de plus en plus de possibilités de combinaisons et de nuances.

Sans mots, pas de concepts donc pas de raisonnements, ni d’expression des émotions

Pour revenir aux très jeunes enfants, il leur faut plusieurs années d’apprentissage pour pouvoir nommer ce qu’ils ressentent, et pouvoir en parler sans être limités par leur manque de vocabulaire.

Si ce stade est atteint au fur et à mesure de leur jeunesse, ils peuvent alors mieux se faire entendre, se comprendre et comprendre les autres, mieux se développer et continuer leur expansion vers des univers de pensée de plus en plus riches et diversifiés.

Ils se sentent alors moins impuissants et ressentent moins de frustrations, moins de colère ou de tristesse. Ils peuvent passer par le discours au lieu d’en rester aux actes seuls. En d’autres termes, plus on a de mots dans la tête et plus on a de chance de pouvoir s’exprimer de façon fidèle et exacte. C’est une immense richesse. Hélas, comme toutes les richesses, elle n’est pas toujours bien partagée.

L’école, creuset vital

Tous les enfants n’ont pas l’immense chance d’avoir un milieu familial propice à l’acquisition des mots abstraits, des concepts. C’est l’école qui égalise les différences, qui offre à tous la possibilité d’enrichir leur pensée.

Celles et ceux qui en sont privés sont  bien évidemment tout aussi sensibles et intéressants que les autres, mais ils restent silencieux, ils sont comme invisibles.

Avec les confinements, dans certains pays, comme en Italie du sud actuellement, les enfants et adolescents décrocheurs sont nombreux,  ils se sont sentis exclus de l’école, ils sortent du champ éducationnel et risquent fort, hélas, d’être les futures victimes de systèmes d’exploitations plus ou moins frauduleux. Ce phénomène a lieu plus ou moins partout à des degrés divers et a de quoi inquiéter.

Auront-ils un jour les moyens de dire leurs maux? Et si non, sous quelle forme s’exprimeront-ils?

Abdellatif Kechiche a fait il y a plusieurs années un très beau film sur ce sujet L’Esquive, (2003, il obtint 2 Césars) qui montrait que la violence naît  souvent de l’incapacité à dire les choses, à s’exprimer verbalement.

Pouvoir mettre des mots sur les maux : une nécessité

Aujourd’hui dans toutes les couches de la population, tous âges et conditions socio-économiques confondues, il y a de la souffrance, la pandémie générant des situations souvent critiques voire tragiques, et toujours anxyiogènes.

Les consultations de psychothérapies se multiplient et l’on se préoccupe dans tous les pays de la santé mentale des populations. La parole se libère aussi en matière de viols ou d’abus de toutes sortes. On redécouvre le pouvoir nécessaire des mots et les bienfaits de la médecine qui traite le psychisme et c’est peut-être là un «bénéfice associé» à cette difficile période.

On comprend  en effet que les images seules ne suffisent pas, et que le psychisme humain a besoin de la parole pour s’exprimer de façon civilisée et précise pour apaiser les angoisses existentielles, pour aller de l’avant de façon constructive, pour acquérir de la force et de la résilience. Ou, pour faire simple, pour mieux vivre.

Sonnette d’alarme 

Les gouvernants, quel que soit le pays, devront être hyper attentifs à tous ces jeunes qui se trouveront, de par les circonstances actuelles, encore plus dépourvus de la chance de prendre ce merveilleux ascenseur mental, voire social, d’un riche lexique et du bénéfice qui en résulte.

Une saine prise de conscience?

Mais je garde Les pieds sur Terre et je vois le bon côté des choses: les mots sont de retour ! et qui sait, les assurances suisses admettront-elles peut-être enfin de considérer que le recours à un soutien psychologique au cours d’une existence est juste le signe que les patients prennent soin d’eux-mêmes , comme pour n’importe quelle autre consultation médicale, et non pas la manifestation d’un « risque » sanctionné par des « réserves » ?

 

 

Quitter la version mobile