Les pieds sur Terre

Peut-on se passer des livres de papier?

Pourquoi, malgré leur extrême efficacité, aucune tablette ni aucune liseuse ne remplace-t-elle vraiment le bon vieux livre, de papier, d’encre de colle et de carton, dans nos vies? Avec la fermeture des magasins déclarés «non essentiels», on a vu s’élever une vague de protestations populaires et dans les milieux culturels lorsque les librairies et les bibliothèques ont été écartés du droit d’ouverture. Cela pose la question de notre rapport aux livres.

Le livre, bien plus qu’un simple objet…

Pour nous qui avons eu la grande chance d’apprendre à lire, les premiers livres ce sont des images d’abord, puis des phrases, et toutes les histoires contenues dans cette «boîte magique», que l’on peut ouvrir n’importe où, n’importe quand, et qui nous emporte, tel un tapis volant dans des mondes insoupçonnés.

La grande évasion …sans électricité, ni chargeur.

Toucher un livre, le tourner dans ses mains, le soupeser, le humer, le feuilleter, sont autant d’expériences sensorielles inoubliables et dont on ne se lasse jamais.

 Un livre c’est vivant, ça palpite parfois, ça se blesse en tombant, ça vit notre vie, ça boit la tache du café renversé, ça se gondole dans l’eau…

Comme nous, il souffre et s’abime, il vieillit, prend lui aussi des taches brunes, nous sur les mains et lui sur ses pages.

Comme nous, il se prête ou se donne, avec amour ou avec amitié. Il s’adopte même, posé sur un banc, un muret ou encore dans une boîte de rue. Il circule et voyage. Il nous transporte; dans la bibliothèque d’un bistrot, il nous donne l’impression d’être chez nous.

On veut le revoir et pouvoir à nouveau le caresser dans les rayons. Lorsqu’il nous déçoit, on lui en veut, on le jette de côté, dans un geste de dépit.

Il partage notre chambre, notre chevet, et même notre lit. Réceptacle à dédicaces et à annotations, il sait nous accompagner dans la maladie, nous console, et nous ouvre des perspectives au fil de ses pages.

Son poids, sa forme, l’épaisseur de son papier, le petit bruissement familier des pages tournées, sa couverture plus ou moins évocatrice pour celui qui nous voit lire, sont autant de petits souvenirs accumulés.

La merveilleuse machine à remonter le temps

Cet objet c’est aussi un peu d’éternité: en feuilletant un vieux livre, on partage avec d’autres femmes et d’autres hommes un geste commun, au-delà des siècles. On hume un peu de passé, on découvre des typographies et des orthographes parfois étranges, des encres et des enluminures.

Partout dans le monde, des gens collectionnent les livres anciens, et les considèrent dans leur totalité, matériaux et contenu, comme des objets très précieux, à juste titre: ils véhiculent la mémoire humaine sous toutes les latitudes. On est encore aujourd’hui ébranlé par la disparition de la fameuse bibliothèque antique d’Alexandrie…

Vous attacheriez-vous à votre liseuse?

Un livre n’est décidément pas du seul domaine de la fonction utilitaire, comme une liseuse électronique, si pratique en voyage je le concède volontiers (j’en ai une). Pour ce qui est des livres, on est dans le ressenti physique et les émotions tout à la fois.

Toutes générations confondues

 Pour ceux qui aiment lire, le contenu reste bien sûr, quel que soit son support, une Nourriture terrestre * irremplaçable.

Mais le contenant livre est décidément un « doudou » auquel on s’attache.

Des libraires disent d’ailleurs que plus les gens sont collés toute la journée devant leur écran et plus ils ressentent le besoin de passer à autre chose pour leurs loisirs: être dans le concret de l’objet que l’on ose emporter partout, même dans le sable, même près de l’eau, dans une forme de liberté revigorante. Et puis, le bouquin est un objet éminemment recyclable!

Objets de résistance

Le 11 novembre 2020, l’écrivain Maurice Genevois est entré au Panthéon, rejoignant ainsi les 560 autres écrivains combattants français, qui ont su comme lui, par leurs récits, leurs poèmes et leurs témoignages raconter leur époque, leurs combats, leurs espoirs et leurs désespoirs… dans des livres.

Comme c’était alors le seul véhicule possible de leurs écrits, l’objet livre a incarné leurs combats. Ces écrivains ont souvent risqué leurs vies pour se faire imprimer, (rendons aussi hommage aux imprimeurs résistants) car les écrits restent, comme le dit le proverbe latin.** Je pense par exemple à Vercors, à Aragon et à tous les écrivains de la Résistance.

Les livres ont parfois été et sont encore aujourd’hui des objets subversifs, brûlés dans des autodafés, cachés ou interdits, convoités aussi. Ils sont souvent les munitions de la lutte pour la liberté de penser et d’exister. La liseuse électronique aura-t-elle à son tour ce potentiel symbolique?

Remparts contre la barbarie

 Je vois les bibliothèques comme un rempart contre la barbarie, bien plus désirable que tous les murs de briques et de fils de fer barbelés. Un salutaire moyen de pratiquer le remue-méninges et de s’évader tout à la fois.

Aimons les livres, histoire(S) de garder Les pieds sur Terre et de se mettre la tête et le coeur au vert!

 

* Les nourritures terrestres , André Gide (1897)

** Verba volant, scripta manent : les paroles volent, les écrits restent. Proverbe latin

 

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