Climat, Environnement et Santé

Glyphosate ou quand la science est prise en otage

Ce matin, la majorité de droite du Parlement a rejeté deux initiatives cantonales, jurassienne et genevoise, déposées il y a trois ans ! Elles demandaient de pouvoir interdire le glyphosate sur leur territoire. Cet herbicide de synthèse est au coeur de combats politiques depuis que le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) l’a déclaré cancérigène probable.

La science a été évoquée par les rapporteurs, représentants de la majorité de droite de la puissante Commission de l’économie et des redevances (CER) qui traitait ces objets[1]. Mais à y regarder de plus près, cette décision se fonde sur un seul argument fourni par une étude récente de l’Office fédéral de la sécurité alimentaire (OSAV).[2]. L’étude en soi est correctement réalisée mais, en tant que scientifique, il me semble bien peu crédible de pouvoir proposer l’hypothèse à partir d’un échantillon de 12 personnes uniquement, dont l’urine a été testée pendant seulement 48 heures, que « l’être humain, absorbe probablement peu de glyphosate ». Encore plus problématique le fait que CER et conseil fédéral se satisfassent de cela pour en conclure que « le glyphosate est sans danger pour l’être humain » !!

Ainsi l’organe étatique qui a la charge de protéger les concitoyens d’éventuels polluants de l’eau et des aliments suppose qu’une quantité bien plus importante de glyphosate « est probablement excrétée via l’intestin » puisque les résultats (sur ce maigre échantillon de l’urine de 12 personnes pendant 48 heures donc) indiquent que seul 1% du glyphosate est excrété par l’urine.

Premier problème, la faible concentration de glyphosate détectée dans l’urine de ces 12 personnes est en complète contradiction avec les résultats de plusieurs études qui ont fait de telles analyses, se basant sur des échantillons autrement plus significatifs que celle qui nous est proposée ici. Par exemple, celle de la Heinrich Böll Foundation en 2016 pour laquelle 2 009 personnes ont été testées : 99,9% des urines contenaient du glyphosate, dont 79% avaient 5 fois plus que ce qui est autorisé dans l’eau, soit 0,1 microgramme par litre (μg/L), et un tiers entre 10 et 42 fois plus. Les enfants (0-9 ans) et les adolescents (10-19 ans) présentaient les niveaux les plus élevés, ainsi que les mangeurs de viande. La concentration maximum atteignait 4,2 μg/L. [3]

En 2014, la chercheuse Monika Krüger de l’Université de Leipzig avait comparé les urines de 99 personnes suivant une diète conventionnelle avec celles de 41 personnes qui mangeaient préférentiellement bio : la concentration de glyphosate dans les urines des premières (1,8 μg/L) était en moyenne 3,6 fois plus élevée que celle des secondes (0,5 μg/L). Les 199 personnes souffrant de maladies chroniques avaient un niveau moyen de glyphosate dans l’urine (2,2 μg/L) 1,4 fois plus élevé que la moyenne des 102 personnes en santé (1,6 μg/L). [4]

Deuxième problème, le résultat de l’étude de l’OSAV permet de comprendre que la plus grande part du glyphosate contenu dans les aliments n’est pas excrétée via l’urine. Plutôt que de supposer qu’elle « est probablement excrétée via l’intestin », cela ne devrait-il pas plutôt nous faire craindre que le glyphosate a tout le temps d’être métabolisé via les intestins ? Quiconque a quelques bases en biologie élémentaire est en droit de se poser cette question. D’autant plus inquiétant quand on se souvient que le premier brevet que Monsanto avait déposé pour le glyphosate concernait son activité bactéricide très agressive (1ppm), autrement dit, comme antibiotique. C’est donc sans surprise qu’une étude récente a démontré que le glyphosate modifiait la microflore intestinale des animaux[5]. Il est regrettable que l’OSAV se soit limité à l’analyse de l’urine de ces 12 volontaires, nous aurions pu peut-être confirmer que leur microbiote n’était pas en pleine forme. Relevons au passage que « des modifications de l’écosystème bactérien de l’intestin pourraient être impliquées dans le développement des altérations métaboliques liées au diabète de type 2 et à l’obésité ».[6] Et que penser de la dissémination d’un puissant antibiotique partout dans notre environnement depuis des décennies à l’heure où les bactéries multi résistantes représentent une menace bien réelle pour la santé publique à l’échelle mondiale ?

En attendant, de fortes accumulations de glyphosate dans les tissus, en particulier dans le cœur et dans les poumons, ont été mesurées sur des porcelets par Monika Krüger. Donc si les 12 humains de l’étude de l’OSAV avaient peu de glyphosate dans l’urine, ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu d’accumulation dans leurs tissus, mais ce processus se déploie sur le moyen et long terme, face à une exposition chronique, et donc pas limitée à deux jours seulement. En tous les cas, on ne peut pas en conclure que l’être humain absorbe probablement peu de glyphosate. Le porc est un modèle biologique relativement proche de l’être humain, n’en déplaise à certains.

Voilà donc les « nouvelles connaissances scientifiques sur le glyphosate » (je cite toujours le site de l’OSAV) qui a légitimé la puissante majorité de droite de la commission de l’économie à décréter que, je cite encore : « sur le plan toxicologique, le glyphosate ne présente pas de danger ».

Il est fait également allusion à de « nombreuses organisations scientifiques ». Manifestement il ne s’agit pas du CIRC qui a classé cette substance « probablement cancérigène pour les humains » en 2015 déjà, ce qui a d’ailleurs motivé les requêtes cantonales dont il est question ici. Depuis, le CIRC a dû subir les contradictions de l’autorité européenne de sécurité alimentaire, l’EFSA, homonyme de notre OSAV malgré la révélation des malversations de Monsanto dont il a déjà été question. Nous rejouons ici la même pièce à l’échelle du pays. Il s’agit donc de bien distinguer les organes scientifiques (universités, instituts de recherche) des départements étatiques comme l’OSAV helvétique ou l’EFSA européenne, qu’il me semble abusif de qualifier d’organisations scientifiques. Mais pourquoi donc ces agences étatiques s’acharnent-elles à rejeter les évidences scientifiques indépendantes compilées par le centre scientifique international compétent en la matière et qui a démontré que les centaines de milliers de données de toutes les études prises ensemble montrent une association statistiquement significative entre le lymphome non hodgkinien et l’exposition au glyphosate ? En ce qui concerne l’EFSA, la presse européenne a dénoncé régulièrement les nombreux conflits d’intérêts qui lient certains de ses cadres à l’industrie et plus généralement les pressions que cet organe subit. En 2017, le Monde révélait que près de la moitié de ses experts étaient en conflits d’intérêts.[7] Qu’en est-il de l’OSAV chez nous ?

Par exemple, pendant que l’OSAV suggère avec une étude portant sur l’urine de douze personnes pendant 2 jours que tout va bien, nos voisins français ont réalisé sur dix ans une étude épidémiologique portant sur 180 000 éleveurs et cultivateurs (cohorte Agrican, adhérents de la Mutuelle sociale agricole, MSA). Celle-ci révèle malheureusement une proportion accrue de lymphomes, leucémies, cancers de la prostate et tumeurs du système nerveux[8].

Des biochimistes ont publié en 2015 les données brutes de plusieurs études incriminantes soumises par Monsanto pour l’homologation du glyphosate.[9] Sur la base de 246 études de référence, ils décrivent les mécanismes d’action liant le glyphosate aux cancers du côlon, du foie, du pancréas, des reins, de la thyroïde, du sein, des lymphomes non hodgkiniens, aux cataractes et mélanomes. Dans un article publié en 2017, ils démontrent comment le glyphosate agit par mimétisme moléculaire avec les enzymes digestives, conduisant à des réactions auto-immunes comme l’intolérance au gluten et le développement de maladies rares des intestins, mais en très forte augmentation depuis les années 2000, comme la maladie de Crohn mais également à une porosité de la barrière hémato-encéphalique, ouvrant la porte aux maladies neurologiques auto-immunes comme certaines formes d’autisme, la sclérose en plaques ou la polyarthrite rhumatoïde.[10]

Autre exemple parmi les centaines d’études composant la base de données du CIRC, les études épidémiologiques en Amérique latine montrent une surreprésentation des malformations congénitales, des problèmes neuronaux et d’autisme chez les enfants qui ont été exposés alors qu’ils étaient encore dans le ventre de leur mère. [11]

On me répondra alors que si les bonnes pratiques agricoles sont respectées, tout ira bien pour le consommateur qui peut tranquillement absorber chaque jour tout au long de son existence la fameuse « dose journalière admissible » (DJA). Or, cette notion, inventée tout exprès par les agences étatiques et l’agroindustrie dans les années 1960, reposent uniquement sur l’évaluation de la toxicité aiguë des molécules de synthèse selon l’adage « c’est la dose qui fait la poison ». Aujourd’hui encore j’ai dû entendre les conseillers nationaux au service du lobby agrochimique fanfaronner « qu’il faudrait manger 16 kg de pois chiches ou boire 1500 litres de vin » pour atteindre le seuil critique fixé pour le glyphosate. Rappelons alors comment est calculée cette DJA. Elle correspond à la quantité d’une substance chimique toxique qu’un individu moyen de 60 kg peut théoriquement ingérer quotidiennement, sans risque supposé pour sa santé. Elle est exprimée en mg de substance par kg de poids corporel. Elle repose sur le seuil maximum de consommation au-delà duquel les premiers effets toxiques sont observables sur les rats. On obtient alors la DJA en divisant ce seuil par un facteur de 100 à 1000 afin de prendre en compte l’extrapolation de l’animal à l’homme. Il s’agit donc d’une procédure arbitraire, qui n’est pas fondée sur une observation scientifique. Elle est pourtant à la base de tout le système international de régulation des pesticides de synthèse. Pour le glyphosate, la DJA a été ainsi établie à 30 mg/60 kg/j! Ça change la perspective n’est-ce pas? Et qu’en est-il pour les enfants, les femmes enceintes, les personnes âgées, ou qui souffrent déjà d’une maladie?

Ainsi, ce système de régulation est obsolète car il est bien incapable de prendre en compte ni l’exposition chronique de longue durée, ni l’exposition simultanée des différentes substances (effet cocktail), y compris celles composant les préparations détonantes de l’industrie comme le Round up qui associe le glyphosate avec d’autres substances chimiques encore plus toxiques, ni les effets perturbateurs hormonaux, ni la vulnérabilité spécifique des personnes exposées. Plusieurs études ont démontré ces effets concernant le glyphosate. Plus que la dose, c’est le moment de l’exposition qui est crucial. Ainsi les femmes enceintes, les jeunes enfants et les adolescents ne devraient absolument pas être exposés, ni lors de traitements agricoles, ni par de micro doses quotidiennes cachées dans leur alimentation et l’eau potable. Au lieu de cela, notre gouvernement non seulement minimise de façon révoltante la toxicité du glyphosate mais de plus, est bien loin de le considérer comme un perturbateur endocrinien comme le suggère sa réponse à ma question du 3 mars 2021, considérant que « seuls trois substances actives, considérées comme des perturbateurs endocriniens, sont encore admises » en Suisse.[12] Pourtant une année plus tôt, des chercheurs indépendants ont publié le résultat de leurs investigations confrontant l’ensemble des données concernant le glyphosate aux dix caractéristiques qui font consensus scientifique pour définir un perturbateur endocrinien. Il en ressort que huit des dix critères qui définissent les perturbateurs endocriniens sont confirmés pour le glyphosate. Ils précisent également que la question n’est plus de savoir si oui ou non le glyphosate est un perturbateur endocrinien, mais de poursuivre la recherche pour élucider complètement ses effets sur le système hormonal humain.[13]

Alors que mon discours s’appuie sur des recherches scientifiques indépendantes, je trouve très inquiétant qu’il soit à l’opposé de l’agence étatique dont le rôle est pourtant de garantir la sécurité de notre eau et de notre alimentation. Position que la majorité de droite de la Commission relaye ensuite sans état d’âme.  Il est important de relever que cette distorsion de la réalité scientifique concerne l’ensemble des pesticides de synthèse et que les quelques substances qui ont défrayé la chronique ces dernières années comme le glyphosate ou le chlorothalonil ne constituent malheureusement que la pointe de l’iceberg. Mais jusqu’où allons-nous aller encore dans ce pays pour protéger les intérêts des producteurs et des vendeurs de pesticides ? La pression du lobby de l’agro-industrie sur les agences américaines et européennes a été dénoncé maintes fois, n’est-il pas temps que la presse helvétique fasse de même en ce qui concerne les pressions exercées sur nos propres agences ainsi qu’au sujet des conflits d’intérêts qui minent le travail parlementaire et le processus démocratique?[14]

[1] https://www.parlament.ch/centers/kb/Documents/2018/Rapport_de_la_commission_CER-N_18.319_2020-11-02.pdf

[2] https://www.blv.admin.ch/blv/fr/home/lebensmittel-und-ernaehrung/lebensmittelsicherheit/stoffe-im-fokus/pflanzenschutzmittel/glyphosat.html

[3] Marie-Monique Robin : Le Roundup face à ses juges, Écosociété, 2018, Robin 2018, p. 198-199. L’auteure y décrit les tactiques utilisées par Monsanto pour influencer les autorités règlementaires et intimider les scientifiques.

[4] Monika Krüger et al. : Detection of glyphosate residues in animals and humans, Environmental & Analytical Toxicology, vol. 4, #2, 2014, p. 4.

[5] https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/02/02/le-glyphosate-peut-perturber-le-microbiote-a-des-doses-tres-faibles-selon-une-etude-internationale_6068473_3244.html

[6]https://www.medecinesciences.org/en/articles/medsci/full_html/2008/07/medsci2008245p505/medsci2008245p505.html

[7] https://www.lemonde.fr/planete/article/2017/06/14/securite-alimentaire-l-expertise-europeenne-mise-en-cause-par-les-conflits-d-interet_5144531_3244.html

[8] https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/11/27/cancer-une-etude-de-grande-ampleur-confirme-les-risques-encourus-par-les-agriculteurs-francais_6061356_3244.html

[9] Samsel Anthony, Seneff Stephanie : Glyphosate, pathways to modern diseases IV: cancer and related pathologies, Journal of Biological Physics and Chemistry 15 (2015) 121–159.

[10] Samsel Anthony, Seneff Stephanie : Glyphosate, pathways to modern diseases VI: Prions, amyloidoses and autoimmune neurological diseases, Journal of Biological Physics and Chemistry 17 (2017) 8–32.

[11] Benitez‐Leite, S., Macchi, M.A., Acosta, M. 2009. Malformaciones congénitas asociadas a agrotóxicos. Arch. Pediatr. Urug 80, 237–247, https://www.pan-europe.info/sites/pan-europe.info/files/public/resources/reports/eos-2011-roundup-et-malformations-congenitales-est%E2%80%90ce-que-le-public-est-tenu-dans-l-ignorance.pdf

[12] https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20217191

[13] La Merrill et al., 2020. Consensus on the key characteristics of endocrine-disrupting chemicals as a basis for hazard identification. Nature Reviews Endocrinology 16:45.

[14] https://www.lemonde.fr/planete/article/2017/10/05/monsanto-papers-les-agences-sous-l-influence-de-la-firme_5196332_3244.html

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