Climat, Environnement et Santé

La lutte contre la crise climatique et écologique est-elle de responsabilité individuelle ou collective ?

Récolte du soja au Brésil

Puis-je me contenter de faire les bons choix en tant que consommateur, en particulier en ce qui concerne mon alimentation ?

Lors de mon précédent article, j’évoquais les priorités d’action en terme d’atténuation du réchauffement climatique en Suisse, soit de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). Pour rappel, les trois premières sources en Suisse sont dans l’ordre :

  1. Les transports, et donc la combustion de carburants fossiles (essence, diesel, kérosène).
  2. Les bâtiments, en particulier le chauffage des habitations et des lieux de travail, et donc la combustion de combustibles fossiles (mazout, gaz naturel).
  3. L’alimentation, dont les deux tiers des émissions GES sont émises à l’étranger.

Alors que la production agricole et la gestion des forêts ne sont responsables « que » de 13% des émissions directes de notre pays, environ 25% des émissions mondiales de GES est lié à la production agricole, à la foresterie et au changement  d’affectation des terres (AFAT), qui définit la disparition de milieux naturels (forêts, marais, prairies naturelles, etc.) au bénéfice de la création de nouvelles terres agricoles.  Les GES concernés sont le CO2 (déforestation, mécanisation), le CH4 (méthane) issu principalement de l’élevage intensif et le N2O (protoxyde d’azote) provenant avant tout de l’usage massif de l’épandage d’engrais naturels et chimiques.

Transition énergétique, écologique et inégalités sociales.

Le réchauffement climatique exige une très rapide transition énergétique (en Suisse, plus de 80% des émissions de GES sont issues de la combustion d’énergie fossile), mais nous sommes également face à une érosion sans précédent de la biodiversité depuis la dernière grande extinction du vivant il y a 65 millions d’année, provoquée par l’impact d’un gigantesque météorite avec notre planète et responsable de l’extinction des dinosaures. Aujourd’hui, la cause de l’effondrement qui touche tous les organismes, des plantes aux insectes et à l’ensemble des vertébrés (poissons, amphibiens, reptiles, oiseaux, mammifères), ce sont les activités humaines. On distingue 4 phénomènes à l’origine de cette hécatombe d’êtres vivants et auxquels se cumulent les conséquences du réchauffement climatique:

Il s’agit de prendre en compte à la fois l’impact climatique d’un produit (bilan carbone) et son impact écologique. L’impact social d’un produit de consommation doit également être pris en compte. Les conséquences du réchauffement climatique et l’érosion de la biodiversité aggravent également les inégalités sociales, qui ont d’ailleurs souvent les mêmes causes que les dégradations environnementales. De plus, les populations les plus défavorisées, à l’échelle mondiale comme à l’intérieur d’un pays, sont aussi celles qui subissent le plus durement ces conséquences (environnement pollué, alimentation insuffisante ou très peu qualitative, disparition des habitats, dégradation des conditions de vie et de travail, etc.).

3 critères pour définir l’impact climatique, écologique et social des aliments

L’impact climatique, écologique et social des aliments est déterminé en grande partie par les 3 critères suivants :

La prise en compte de ces trois critères, plus d’autres liés à la santé et à l’éthique, entraîne nécessairement la remise en cause d’une consommation quotidienne de viande et/ou de poisson. Les régimes végétariens et végétaliens contribuent à la lutte contre le réchauffement climatique, l’érosion de la biodiversité et l’exploitation des travailleurs pour autant que l’ensemble des critères exposés soit également respecté : par exemple, d’un point de vue à la fois climatique, écologique et social, un burger vegan industriel à base de soja brésilien (photo en tête d’article) et huile de palme indonésienne est plus problématique que de la viande bio suisse. De même, en ce qui concerne la consommation d’aliments issus de l’agriculture biologique : un paquet de biscuits à base de farine bio américaine et de graines bio sri-lankaises, bien que lié à une meilleure empreinte écologique dans ces lieux de production, n’en comporte pas moins un bilan carbone probablement trop lourd.

Prix et cycle de vie d’un produit : les « externalités » du système économique et industriel

Nous voyons avec l’exemple de l’alimentation que pour réaliser la transition énergétique et écologique, les choix individuels des consommateurs sont en effet très importants, mais encore faut-il que ceux-ci aient accès aux informations et aux connaissances appropriées pour pouvoir opérer les bons choix et les moyens économiques pour pouvoir donner la préférence à des produits de qualité. En effet, les biens de consommation, y-compris alimentaires, produits en masse puis redistribués sur l’ensemble de la planète sont généralement moins chers que des produits artisanaux confectionnés à côté de chez nous. Cette situation reflète une réalité bien connue, celle de la non prise en compte de coût « réel » d’un bien de consommation ou d’un service, en terme de répercussion sociale et écologique, les fameuses « externalités » du système économique mondialisé. Face à la nécessité de réduire les émissions de GES, il est nécessaire de prendre en compte les « émissions grises », liées à l’ensemble des étapes du cycle de vie d’un produit, de la production à l’élimination en passant par la transformation, la consommation et le transport entre chacune de ces phases.

Taxe carbone, principe du pollueur-payeur et justice climatique

Une taxe carbone rend un peu mieux compte de ce coût réel, en ce qui concerne le coût climatique d’un produit (les autres impacts écologiques et sociaux ne sont pas pris en compte). Elle représente une part de la solution, surtout si elle permet ensuite de financer et d’organiser la réalisation d’alternatives plus vertueuses (par exemple le développement et l’accessibilité économique des transports publics par rapport à l’usage quotidien des véhicules individuels motorisés ou le soutien actif et économique des cantons au développement d’une filière alimentaire régionale), mais elle ne permet pas d’appliquer pleinement le principe du pollueur-payeur, puisqu’elle pénalisera proportionnellement davantage les consommateurs à bas et moyens revenus, alors que ce sont généralement les plus riches qui ont les modes de vie et de consommation les plus polluants, et qui ont, dans tous les cas, la plus grande marge de manœuvre. Ce pourquoi, le principe de justice climatique doit être impérativement pris en compte lors de l’élaboration d’une taxe CO2. Le projet actuel qui consiste à dédier un tiers des revenus de la taxe au financement de la transition et deux tiers pour les primes d’assurances maladies est mieux que rien, mais la solution la plus juste serait une taxe proportionnelle à la fois à l’empreinte carbone, voir écologique, et aux revenus du ménage.

Urgence climatique et écologique vs. Surproduction et surconsommation

Par ailleurs, l’urgence climatique et écologique à laquelle nous sommes confrontés ne nous permet plus d’attendre que le plus grand nombre des consommateurs adaptent progressivement leurs habitudes de consommation selon leurs niveaux de conscience, de compréhension et de possibilités matérielles, et que de nouvelles offres apparaissent pour répondre  à ces nouvelles exigences. Il n’est pas possible d’obtenir en une décennie la transformation du système financier, économique, industriel et agricole nécessaire, de l’échelle locale à l’échelle internationale, sur la seule base des changements progressifs de modes de vie, même si ceux-ci sont évidemment très importants. D’autant plus que ces systèmes sont conçus depuis plusieurs décennies sur le modèle productiviste qui découle de l’impératif de la croissance, impliquant surproduction et surconsommation. Les individus et les populations, réduits par ce système à leur fonction de consommateurs, sont soumis à la pression permanente et omniprésente d’un marketing intrusif leur enjoignant de consommer toujours plus et sans fin.

Par exemple, le fonctionnement du système agroalimentaire actuel, la dérégulation et les excès qui le caractérisent (délocalisation et spécialisation de production, usage systématique des pesticides de synthèse, fermes-usines, pêche industrielle, etc.) entraînent l’épuisement des ressources, la déforestation, la dégradation des sols, la dévastation des océans, une pollution généralisée des sols, de l’eau, de l’air et des organismes vivants et contribue, comme nous l’avons vu, largement à l’érosion de la biodiversité et au réchauffement climatique. Sans même avoir été capable de garantir la sécurité alimentaire dans plusieurs régions du monde, ce système menace également la santé humaine et contribue largement à l’explosion des maladies chroniques (obésité, diabète, cancers, etc.).

Dégradation des sols, réchauffement climatique et sécurité alimentaire

En août 2019, le GIEC  a publié un rapport spécial sur le changement climatique et les terres émergées. Basé sur plus de 7000 publications scientifiques du monde entier, ce rapport fait part des effets cumulés du réchauffement climatique et de la dégradation des sols sur les systèmes agricoles. 25% des terres émergées sont déjà dégradées par les activités humaines, en particulier par la déforestation et par l’agriculture intensive. L’usage massif de pesticides de synthèse, en tuant les organismes vivants du sol (vers de terres, mycorhizes, etc.), provoque à moyen terme une baisse importante des rendements et de la capacité des plantes à se défendre naturellement contre les maladies et les ravageurs. Cela entraîne un usage encore plus acharné de substances toxiques et ainsi de suite.

De plus, la capacité à absorber le CO2 atmosphérique des sols dépend de leur bonne santé.  On estime qu’environ un tiers des émissions GES d’origine humaines a été jusqu’à présent absorbé par les sols et les forêts. Diminuer cette capacité augmente donc le réchauffement atmosphérique global, qui a son tour diminue encore plus la capacité des plantes et des sols à réduire la teneur en CO2 de l’air et à réguler la température locale grâce à l’évapotranspiration.

Il démontre également qu’une gestion durable des sols est nécessaire pour limiter le réchauffement climatique (stockage du CO2), pour faire face au mieux à ses conséquences (résilience face aux sécheresses, inondations, etc.) et pour préserver la sécurité alimentaire dans de nombreuses régions où elle est déjà menacée et le sera à cause du réchauffement climatique. Il rappelle également qu’il n’est pas raisonnable de détourner des terres agricoles dans le seul but de fournir des agrocarburants et que les projets de reforestation lié au système de compensation de CO2 (qui sont des permis de polluer) ne sont intéressants que s’il s’agit de systèmes durables et diversifiés. En effet, plusieurs de ces projets tant en Asie, en Amérique latine qu’en Afrique ont une incidence néfaste sur la biodiversité et sur l’approvisionnement alimentaire des populations locales car ils ont été réalisés dans la précipitation avec des objectifs de rentabilité à court terme avant tout, alors que la création d’un véritable écosystème demande de l’intelligence et de la patience.

Si le système de production alimentaire intensif mis en place après la deuxième guerre mondiale a permis d’alimenter une population mondiale en pleine croissance, il a désormais atteint ses limites car la dégradation des sols et des habitats qu’il comporte, dans le contexte du réchauffement climatique, non seulement ne lui permet plus d’assurer la sécurité alimentaire mais est devenu lui-même source d’une lourde menace sur les écosystèmes, leur résilience et la survie de notre espèce qui en dépend. Or le rapport scientifique fait part des solutions alternatives déjà existantes qu’il est urgent de développer à large échelle chez nous comme partout dans le monde. Agroécologie, agroforesterie, diversité d’espèces forestières, végétales et animales, agriculture biologique, permaculture permettent de garantir, rétablir et restaurer la santé des sols, leur rendement et leur capacité de stockage du carbone, tout en offrant la possibilité à de nombreux auxiliaires de jouer leur rôle (insectes carnivores, hérisson, etc.). Ces alternatives permettent également de réduire drastiquement l’exposition chronique que tous les êtres vivants subissent face à des substances toxiques, potentiellement cancérigènes, mutagènes, perturbatrices endocriniennes, reprotoxiques et neurotoxiques qui représentent à long terme un risque au moins aussi grave pour l’espèce humaine que le réchauffement climatique.

Limites planétaires, conscience écologique et rôle de l’État

En tant que climatologue, je suis rassurée de voir émerger une conscience climatique dans notre société, grâce à l’impulsion des jeunes générations qui, mieux formées et instruites sur les problématiques environnementales, ont bien compris que leur avenir est en jeu et dont les revendications sont on ne peut plus légitimes. Je m’inquiète cependant de constater certaines incohérences et un manque encore évident d’une compréhension globale de la crise écologique et sociale qui nous menace en ce début de XXIème siècle, tant au sein des populations que des élus qui les représentent. Or, nous flirtons désormais avec les 9 limites planétaires définies par Rockström et al. en 2009 dans leur article « A Safe Operating Space for Humanity » et publié par la prestigieuse revue Nature. Nous en avons évoqué rapidement 4 :

Tenons à l’esprit que les 5 limites suivantes s’y ajoutent:

Ces processus de destruction et de dégradation de notre cadre de vie à l’échelle planétaire se cumulent les uns aux autres, partagent pour la plupart les mêmes causes liées aux activités humaines et conjuguent leurs effets avec pour résultat de rendre notre planète de moins en moins accueillante pour de nombreuses espèces, dont l’être humain. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, notre environnement se dégrade à l’échelle de la planète toute entière. Cette crise sans précédent se cumule aux crises économique, financière, sociale, géopolitique, énergétique et démocratique de ce début de siècle. On parle de « crise globale ».

Nos sociétés et nos économies se sont construites en « externalisant » les impacts écologiques comme s’il suffisait de trouver les moyens technologiques de s’affranchir de notre condition animale, comme si finalement ce n’était pas notre environnement physique et naturel qui détermine notre survie… il y a là un enjeu qui dépasse largement la compréhension par le plus grand nombre des mécanismes en jeu dans le réchauffement climatique, même si celui-ci est une première étape fondamentale (ne serait-ce que pour résister par la force du raisonnement aux arguments trompeurs des climatosceptiques). Cet enjeu, c’est celui de la naissance et du développement de la conscience écologique, et pour le plus grand nombre d’entre nous. Une part encore largement insuffisante de nos semblables partagent cette conscience, tout comme, semble-t-il, une bonne partie des représentants du peuple de notre pays, si l’on se réfère aux résultats du sondage préélectoral effectué par l’alliance des quatre grandes ONG environnementales WWF, Greenpeace, Pronatura et ATE (voir ecorating.ch).

Le développement de cette conscience repose notamment sur deux conditions : un niveau de vie qui permette le développement de valeurs post-matérialistes et une éducation et formation qui intègre l’écologie. D’ailleurs Einstein disait « un estomac creux n’est pas un bon politique », ainsi que « l’ignorant ne changerait pour rien au monde son ignorance »…

Enfin pour conclure, nous avons vu que le réchauffement climatique, mais également les autres grandes menaces liées à la dégradation de l’environnement, réclament des transitions sans précédent qui concernent l’ensemble de notre système de production, de consommation ainsi que le système économique et financier qui les régente. On comprend bien que tout cela ne saurait se résoudre uniquement à l’échelle des individus, mais qu’il s’agit bien de la responsabilité des États, de l’échelle communale à l’échelle internationale, de mettre en place les conditions cadres adéquates. Par exemple, signer des accords commerciaux avec les pays du Mercosur afin d’augmenter l’importation des produits agricoles brésiliens ne vont absolument pas dans le bon sens. Plus que jamais, nous avons besoin de politiques courageuses, qui rappellent à chaque acteur sa responsabilité, de l’individu aux grands groupes financiers. Il en va également de la préservation de notre système démocratique, pour que les citoyens puissent à nouveau y placer leur confiance, en constatant que les paroles seront suivies des actes et que la préservation d’une planète viable pour nos enfants et petits enfants n’est pas négociable.

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