Entreprise, économie et société

Les plateformes numériques révolutionnent le monde du travail

Les outils digitaux transforment en profondeur l’espace professionnel. Depuis les années 2010, de nouveaux acteurs, les plateformes numériques, se sont servis des dernières innovations pour accaparer des parts de marché toujours plus importantes. Trois révolutions techniques ont permis leur émergence : l’Internet et le développement de réseaux à haut débit ; le Big data, c’est-à-dire l’agglomération et l’analyse de masses gigantesques d’informations commerciales, personnelles ou géographiques directement exploitables ; l’extension fulgurante des appareils mobiles (smartphones), permettant l’accès en tout temps à des milliards de consommateurs captifs. En faisant disparaître les frontières nationales, l’économie de plateforme bouscule l’ensemble des cadres réglementaires nationaux, tandis que l’usage d’intermédiaires délocalisés vide la fiscalité existante de sa substance. 

L’entreprise Uber, créée en 2009 en Californie, est le symbole planétaire de cette nouvelle économie globalisée exportant dans le monde entier le modèle sociétal américain, dont les contours normatifs chamboulent l’encadrement juridique des relations de travail définies dans la douleur au 20e siècle. Les plateformes numériques peuvent être considérées comme le dernier avatar du modèle de la firme américaine, né au 19e siècle, qui a accompagné l’expansion de la puissance des États-Unis. Les entreprises multinationales ont en effet toujours été des pièces maîtresses de la stratégie de conquête et de maintien de l’hégémonie américaine dans le monde. Elles ont contribué à structurer le commerce international, les modes de production et les règles fiscales et comptables. Fondamentalement, elles constituent des dispositifs géopolitiques et géostratégiques transnationaux qui exercent une pression diffuse (“soft power”) sur la politique des Etats-nations, et jouent un rôle central dans l’élaboration d’un compromis marchand libéral et supranational, d’obédience anglo-saxonne.

 

 

L’entreprise de type fordien, née au début du 20e siècle, a ainsi permis le développement de la consommation de masse. Les techniques du marketing et de la publicité assurent alors une simulation de l’aval par l’amont. Elles débouchent sur une croissance continue des volumes de production et une baisse des prix. Ce modèle connaît cependant une crise profonde dans les années 1970 en raison de l’internationalisation croissante des marchés, du choc pétrolier, et de l’émergence de concurrents plus agiles et innovants.

Dans les années 1980, les grandes entreprises américaines réduisent la voilure, se désyndicalisent, flexibilisent leur modèle de gestion, sous-traitent et délocalisent leur production dans des régions plus permissives, où la main-d’œuvre est moins chère. Naissent alors des entreprises « maigres », performantes, maillées en réseau, se transformant structurellement au gré des demandes du marché. Cette nouvelle dynamique favorise un boom de l’innovation technologique dans les années 1990, et l’émergence des plateformes numériques une décennie plus tard. Aujourd’hui, tous les domaines de la vie sont touchés par l’explosion de ces plateformes au fonctionnement extrêmement souple, contournant les limitations légales traditionnelles et faisant fi des frontières géographiques.

 

Dans un important rapport publié début 2021, l’Organisation internationale du travail a décrypté quelles étaient les implications de ces transformations pour les employeurs et les travailleurs. Selon l’agence onusienne, le nombre de plateformes en ligne et par géolocalisation (taxi et livraison) est passé de 142 en 2010 à plus de 777 en 2020. Une grande partie d’entre elles sont concentrées dans quelques pays seulement, notamment aux États‑Unis (29%), en Inde (8%) et au Royaume‑Uni (5%).

 Deux catégories de plateformes numériques existent : celles qui proposent du travail en ligne et à distance (pour des tâches comme la traduction, les services juridiques, financiers et les services de brevets, la conception et le développement de logiciels), et celles qui proposent du travail localisé (pour des tâches comme le taxi, la livraison, les services à domicile – par exemple d’un plombier – le travail domestique et la prestation de soins).

 

 

Les entreprises qui utilisent les plateformes de travail en ligne le font pour trois grandes raisons : simplifier les processus de recrutement ; réduire les coûts et améliorer l’efficacité ; accéder aux connaissances et à l’innovation. En effet, les plateformes de travail numérique ont permis l’accès facile à un réservoir mondial de prestataires aux compétences diverses. Certaines entreprises ont pu ainsi réorienter leurs stratégies commerciales dans certains secteurs et accéder à de nouveaux marchés. Le secteur de l’externalisation des fonctions d’entreprise connaît lui aussi une transformation substantielle. Beaucoup d’entreprises technologiques sous-traitent des tâches, telles que la révision de contenu ou la transcription, à des travailleurs de pays en développement.

Les plateformes numériques proposent généralement deux types de relations de travail : l’embauche directe (relation de travail salarié) ou l’intermédiation (mise en relation de clients et de prestataires de services à l’aide d’algorithmes). La première catégorie concerne principalement les personnes responsables du fonctionnement et du développement de la plateforme, tandis que la seconde concerne généralement les travailleurs livrant les prestations de l’entreprise. La plateforme de travail indépendant PeoplePerHour compte par exemple environ 50 salariés, alors qu’elle sert d’intermédiaire pour le travail de 2,4 millions de travailleurs qualifiés. Upwork, de son côté, propose les services de plus de 10 millions de travailleurs, mais refuse de se considérer comme leur employeur. 

Sur la plupart des plateformes numériques, les conditions de travail (horaires, rémunérations, propriété des données, etc.) sont réglées par des « accords de services ». Il s’agit de contrats d’adhésion dont les termes sont fixés unilatéralement par les plateformes. Ces contrats impliquent donc souvent des relations de travail proches du salariat, sans que les prestataires de services puissent accéder  aux nombreuses protections sociales et droits s’appliquant  habituellement au travail salarié.  

La plupart du temps, le statut des travailleurs est donc hybride, à cheval entre le travail salarié et celui d’indépendant. Ils sont par exemple souvent évalués sur la base de critères définis par des algorithmes, comme le taux de rejet et d’acceptation des prestations. En cas de notes trop basses, un grand nombre de plateformes n’hésitent pas à se séparer des travailleurs, sans préavis. Dans les faits, cela limite donc la capacité et la liberté des prestataires de refuser un travail, qui est un pourtant l’un des critères déterminants du statut d’indépendant. Les syndicats n’ont pas manqué de soulever ces problèmes, faisant de la régularisation de l’économie des plateformes l’un de leurs chevaux de bataille. 

Cela n’empêche pas les plateformes numériques de prendre de plus en plus d’importance, et d’attirer un nombre croissant d’individus désireux de compléter leurs revenus, de travailler à domicile ou d’avoir un emploi plus flexible – le COVID n’ayant fait qu’augmenter cette tendance. Il est aujourd’hui difficile de quantifier l’ampleur du phénomène, tellement les réalités sont diverses. 

Dans le cas des plateformes numériques, les développements économiques ont précédé ceux des droits humains. Afin de prévenir les nombreuses injustices sociales liées à cette nouvelle économie, il sera donc indispensable à l’avenir de redéfinir les aspects juridiques encadrant ces pratiques commerciales. La question est de savoir quelle devrait être la nature de cet encadrement, et si un retour pur et simple au travail salarié permettra véritablement de répondre à tous les défis posés par cette nouvelle économie.

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