L'ère de la transition

Les sorcières sont-elles de retour ?

Longtemps associée à une connotation de femme dangereuse, méprisable, diabolique et malfaisante, la figure de la sorcière connaît depuis quelques années un regain d’intérêt marqué et remarqué : dans les médias jusqu’aux articles scientifiques sur l’éco-féminisme, en passant par les ouvrages en la matière qui produisent de véritables best-sellers : la saga Harry Potter, les écrits de Starhawk ou ceux de Susan Fletcher (dont Un bûcher sous la neige, Plon, 2010).

Que signifie ce renouveau et comment l’interpréter dans une optique de transition qui nous invite à repenser les symboles, nos récits communs, et le lien à notre propre spiritualité individuelle et collective ?

L’Age d’or des bûchers

Au 15e siècle, le diable est omniprésent dans les imaginaires, et l’idée de groupes de personnes qui tireraient leurs dons spéciaux de Satan a fini par s’imposer durablement pour un ensemble de la population. Qualifiées de sorciers ou de sorcières, des hommes, souvent vagabonds et errants, et principalement des femmes, sont accusées de pratiquer des pactes avec le diable et de s’adonner à des rituels sacrificiels, des maléfices, des pratiques sexuelles contre la moralité. Pour aider à justifier ce génocide, un traité, rédigé par deux Dominicains allemands, s’appuyant sur des arguments théologiques, est publié en 1486 (ou 1487 selon Odile Chabrillac) : Malleus Maleficarum. Ce traité sera largement utilisé et adopté par les Catholiques et Protestants.

Un demi-million de femmes périront en effet durant cette longue chasse qui dure tous les 16e et 17e siècles avec les rois de France notamment, à l’époque dite moderne. Pour Françoise d’Eaubonne, s’organise ainsi un « sexocide », du titre de son livre de 1999, ou encore, selon les historiens, un « gynocide ». Des femmes brûlées, noyées, seules ou avec leurs enfants. Mona Chollet dans son essai (Sorcières : la puissance invaincue des femmes, La Découverte, 2018) rappelle les horreurs, sévices et humiliations que ces femmes ont dû endurer, dans leur mort même, de la part de leurs geôliers.

C’est à l’historien Jules Michelet au 19e siècle que l’on devra – enfin après des siècles de silence absolu –, une prise de position dans un livre qui fait scandale auprès des autorités ecclésiastiques.
Il faudra passer par une règlementation progressive qui se déplace petit à petit des méfaits et liens au diable, aux sorts et aux potions. C’est de l’autorité que sont venues les accusations de départ, et c’est de l’autorité que viendront ensuite les amorces de protection des accusées, avec une fin tardive et féroce en Suisse (plus de 2000 bûchers, voire jusqu’à 4000 selon le Dominicain Franck Guyen dans son ouvrage intitulé Quand les religions font mal (Cerf, 2018) : la dernière sorcière exécutée étant « la Catillon » à Fribourg dont une place porte aujourd’hui son nom.

La directrice de la Fondation « Mémoires d’ici » dans le Jura Bernois a numérisé un recueil d’actes d’accusations datant de l’époque des Lumières. Elle s’interroge sur la manière dont un siècle dit des Lumières, a pu autant justifier l’usage de la torture  pour des pratiques qui, à l’instar de la connaissance des plantes, suscitent aujourd’hui un grand intérêt, même si tout le monde n’apprécie pas les musées de sorcellerie, notamment en Argovie.

Une histoire de meurtres ciblés qui dérange

Dans son ouvrage intitulé Âme de sorcière (Solar, Pocket, 2019), Odile Chabrillac, naturopathe, psychothérapeute et journaliste, met en garde :

« lorsqu’on évoque les sorcières, il est important de se méfier de l’image d’Épinal que ce mot peut véhiculer. Nous savons trop peu de choses pour pouvoir être péremptoires sur le sujet. Il n’empêche, il est clair qu’un pouvoir en place n’aurait pas cherché à éradiquer des personnes conformistes, ne présentant pas le germe d’un éventuel danger. Les hommes ont cherché à faire plier celles qui dérangeaient en tant que femmes, cela ne fait aucun doute, mais très probablement surtout en tant que femmes libres. » (p. 58).

Au Moyen-Âge, contester l’ordre établi pour une femme était un crime. Dans The Oxford Handbook of Witchcraft in Early Modern Europe and Colonial America, (Brian P. Levack, 2013), la professeure d’histoire européenne, Alison Rowlands, précise que les accusations contre les femmes portaient bien sur celles qui « remettaient en cause la vision patriarcale de la femme idéale ».

A la suite de la bulle pontificale du Pape Jean XXII en 1326, mettant en garde contre la sorcellerie, les meurtres de femmes, déjà amorcés au 10e siècle, s’amplifient jusqu’au 18e siècle. Des femmes de toute condition sociale, de tout âge, même si un décret (mandement) en 1595 de Philippe II pour les Pays-Bas espagnols cible plus spécifiquement les vieilles femmes comme suspectes de sorcellerie. Et, comme le note Odile Chabrillac :

« bon nombre de ces prétendues sorcières sont des femmes isolées, n’ayant ni fils, ni mari, ni frère, et dont les biens destinés à tomber en déshérence échappent aux règles normales de succession, lesquels sont donc susceptibles de stimuler certains appétits. Notons également que les deux tiers de leurs accusateurs furent des hommes, chacun y allant de son fantasme, de son inquiétude, de sa projection… » (p. 31).

Ce que montrent les travaux des ethnologues et des essayistes, c’est que la plupart des victimes sont surtout des femmes du peuple, mariées ou non, mais souvent guérisseuses, thérapeutes, sages-femmes, qui avaient une connaissance médicale des plantes et de la nature. Une nature que l’on cherche précisément à privatiser (mouvement des enclosures), mettant aussi fin à l’accès, pour les populations dont les vagabonds dit sorciers, à de nombreux espaces autrefois « communs », qui constituaient autant une forme de « garde-manger » pourrait-on dire, que de pharmacie vivante.

Dans un siècle dominé par les hommes et où le rôle des femmes se cantonne à la vie de famille et au servage, on peut se douter que cette autonomie en matières d’alimentation, de soin, d’accès à la « co-naissance » dans le contrôle des naissances aussi et la régulation de la natalité, puisse déranger les rapports de domination.

De plus, laisser pratiquer et transmettre par des femmes libres et savantes un savoir autre que, d’une part, celui de la science de l’époque (les universités se créent nouvellement par et pour les hommes) ; ou, d’autre part, laisser pratiquer et transmettre par des femmes libres et savantes un savoir autre que celui de la foi chrétienne (un monde d’hommes aussi), conférait un pouvoir dangereux pour des autorités soucieuses de le centraliser. On rappelait alors aux femmes leur rôle premier de mères, d’épouses et d’intendance. Et on mettra à mort celles qui ne s’y conformeraient pas.

Les sorcières en 2020

Pour l’ethnologue Magali Jenny, le retour du terme même de « sorcière » est lié aux mouvements féministes, amorcé dès les années 1960 aux USA et plus tardivement en France et en Europe. Aux États-Unis le mouvement néo-païen wicca fait des émules. Même les universitaires s’y intéressent désormais, par le biais de l’écoféminisme notamment, terme inventé en 1974 par Françoise d’Eaubonne.

A Genève, le 14 juin 2019, des Romandes revendiquent les figures de sorcières et ont participé à la grève des femmes.

Pour autant le féminisme ne se réduit pas à l’écologie. Comme le montre un récent article du Point paru en 2020 sur le sujet, certaines trouvent trop « mystique » mais aussi trop « essentialiste » l’exaltation de la femme, de son corps, de ces cycles semblables à la nature. Une journaliste écrit :
« comment ne pas trouver niaises ces dames qui dansent autour d’un arbre et adorent une prétendue déesse ? Où est leur fondement théorique ? »

Un jugement sévère sans doute au regard de la philosophe Catherine Larrère, selon laquelle (dans une postface à Reclaim) l’écoféminisme permet une redécouverte et une réappropriation du corps. Cela inclut le droit d’exprimer ses émotions, son empathie, au-delà de la seule rationalité.

J’ajouterai que cela autorise aussi à se maquiller, à se montrer volontairement niaise, à faire des hugs à des arbres (ou pas). En un mot « le droit » de revendiquer et pratiquer sa spiritualité (ou la renier) en toute liberté !

Une telle revendication serait-elle banale ? Pas tant que l’on ressent encore à ce point la dictature sociale qui pèse sur les femmes : à elles de devoir être toujours fortes et de cumuler les casquettes au risque de se le voir reprocher si l’un des champs n’est pas rempli selon des critères encore flous et surtout posés par des hommes.

Combien de fois ai-je moi-même, pourtant dans le cercle des privilégiées, entendu dire par des personnes « éduquées », ayant un doctorat la plupart du temps, censés (au masculin volontairement car rarement des femmes) être « pour l’égalité » et cependant me reprocher de ne pas « pouvoir tout faire » ? Et d’inventer que je n’y arrive « forcément pas ». Quelle est la peur de certaines personnes face à une énergie que visiblement ils ne comprennent pas ?

C’est à cause de cette incompréhension que l’on a brûlé des millions de femmes. Et que l’on est prêt à laisser en faire calomnier d’autres. Dans ces conditions d’inégalités hommes-femmes encore trop marquées pour ma génération, je comprends que se revendiquer « sorcière » ait une portée politique intéressante sociologiquement.

Au fond, des tâches multiples sont encore trop assurées par les femmes selon des études récentes : les femmes à charge de famille monoparentales sont les plus précaires, et cumulent différents emplois pour tenter de joindre les deux bouts.

C’est d’ailleurs aussi ce qu’a malheureusement aggravé le confinement. Un scandale en Malaysie a été déclenché par un conseil du ministère dédié aux familles, expliquant que les femmes, même confinées à la maison, devaient continuer à se montrer coquette et maquillée sans « embêter leurs maris ».

Si le « droit à s’exprimer » pour les femmes grandit, la partie n’est pas encore gagnée !

Hommages aux femmes massacrées : quelle spiritualité ?

La chasse aux sorcières aura duré des siècles … et dure encore pour des millions de femmes dans le monde pour lesquelles le mot liberté reste encore et toujours un concept creux et douloureux. Sauf qu’on ne les accuse plus d’être des sorcières. Être une femme suffit à justifier l’injustifiable.

« Rendez-nous nos filles » n’est malheureusement pas possible à l’échelle planétaire. Qui hurle à la guerre et à la lutte armée n’est généralement pas celle qui va sur le front où les premières victimes sont les femmes et les enfants, tout comme 80 % des réfugiées. Une guerre civile signifie viols et tortures pour les femmes avec l’assurance de voir leurs enfants mourir.

Si Malraux évoquait un siècle de spiritualité, espérons que les femmes y aient enfin une juste place et qu’on les laisse exprimer une autre forme de savoir. Une femme ne met pas au monde un ou des enfants pour les voir se faire sacrifier.

Au final, si, suivant une certaine interprétation écoféministe, on lie le massacre des femmes au carnage écologique, alors on peut dire – dans une formule ramassée mais éloquente – que l’on a reproduit sur les femmes le rapport de domination des hommes sur la Terre.

Et, comble de l’injustice, pour les femmes des peuples premiers ayant subi la colonisation ou l’exploitation par l’homme blanc (beaucoup de multinationales irresponsables en sont coupables encore aujourd’hui), cela a eu la double punition de voir aussi se reproduire une inégalité en interne ; une inégalité qui n’était pourtant pas première dans leurs clans entre hommes et femmes.

Car la domination n’est pas la spiritualité première de la nature. Ce n’est pas ce qu’enseignent les plantes, dont les sorcières étaient si proches au Moyen-Âge. Qu’il y ait de la compétition, cela est évident ; mais il y a aussi de la coopération et de la symbiose. Aucune espèce animale n’a autant massacré ses femelles que notre espèce dite évoluée.

Le dualisme homme-nature est surtout un dualisme à dépasser par l’écoféminisme, mais pas seulement. La science telle que nous l’enseignons n’est pas exempte de failles. Nous devons faire preuve de respect pour les cultures et savoirs qui ne sont pas les nôtres, qui ne méritent pas notre dédain et encore moins leur destruction sur fond d’ignorance arrogante.

Accueillir les savoirs anciens et les nouveaux, dépasser le dualisme, rendre l’avenir de notre monde moins angoissant, faire que les peuples se parlent et inventent des solutions techniques et sociétales ensemble avec un imaginaire renouvelé de la coopération, sans doute est-ce l’une des tâches des sorcières d’aujourd’hui et de demain.

Un programme qui, pour les hommes et les femmes vraiment modernes, ne devrait pas être si sorcier.

Cet article a été publié sur le site de la Revue de la pensée écologique le 13 octobre 2020. 

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