L'ère de la transition

Pourquoi le mot “spiritualité” fait-il peur ?

A l’occasion du festival Alternatiba à Genève, j’ai eu la chance de participer le 22 septembre passé à une table ronde sur « La place de la spiritualité dans la transition ». Et je reçois beaucoup de demandes autour de son enregistrement. Les propos qui ont été échangés avec Noémie Cheval et Michel Maxime Egger, seront bientôt restitués sur le site de la Pensée Ecologique.

Pour ce blog, j’aimerais me concentrer sur le mot même de « spiritualité » dont j’ai constaté (et relevé au début de la table ronde) qu’il suscitait souvent un malaise, pour ne pas dire une frayeur. Pourquoi évoquer la spiritualité fait-il si peur ? Cela a-t-il à voir avec le sentiment d’une intrusion dans la sphère privée, celle des croyances personnelles et devant le rester ? Ou bien cela a-t-il à voir avec le mot lui-même, ou encore avec les confusions qu’il peut susciter ?

Spirituel, vous avez dit spirituel ?

D’après une étude du Monde de 2015, plus de la moitié des Français ne se réclament d’aucune religion. Le pays où se concentrent le plus d’athées est la France (40%). D’après cette même enquête du Monde, les personnes se déclarant catholiques et allant à l’Eglise représenteraient un pourcentage de 4,5%. L’étude est intéressante en ce qu’elle tente également une corrélation avec le PNB tout en relevant des biais, notamment la confusion entre athéisme, agnoticisme et déisme. Mais attention la spiritualité n’est pas la religion ! Et au niveau mondial, la proportion de personnes déclarant appartenir à une religion avoisinerait les 60%.

Pour ma part, j’ai remarqué que je me sentais obligée, rien qu’en prononçant le mot « spiritualité », et sans même qu’on me le demande, de justifier que j’employais ce mot de manière étendue, large, pour tout dire « laïque ». Donc j’emploie ce terme sans prosélytisme pour une quelconque religion. Mais quelle boîte de Pandore craint-on d’ouvrir en utilisant ce mot ?

La spiritualité n’est pas la religion

Dans une interview pour Le Point du 10 décembre 1975 Malraux déclarait:

« On m’a fait dire que le XXIe siècle sera religieux. Je n’ai jamais dit cela, bien entendu, car je n’en sais rien.Ce que je dis est plus incertain. Je n’exclus pas la possibilité d’un événement spirituel à l’échelle planétaire ».

Sept ans plus tard, dans les « Cahiers », aux éditions de l’Herne, Malraux précise:

« Si le prochain siècle devait connaître une révolution spirituelle, ce que je considère comme parfaitement possible, je crois que cette spiritualité relèverait du domaine de ce que nous pressentons aujourd’hui sans le connaître, comme le XVIIIème siècle a pressenti l’électricité grâce au paratonnerre. Alors qu’est-ce que pourrait donner un nouveau fait spirituel (disons si vous voulez : religieux, mais j’aime mieux le mot spirituel) vraiment considérable? Il se passerait évidemment ce qui s’est passé avec la science. » 

Pour différencier la spiritualité de la religion, je me réfèrerai à la double dimension de la spiritualité qui n’est pas simplement une croyance reçue du dehors, relayée par un tiers (prophète, Messie), mais l’expérimentation directe, « en soi », d’un « autre que soi ». Avec une double dimension, verticale et horizontale.

Ainsi, dans la dimension verticale d’une spiritualité éprouvée, je peux avoir le sentiment que les aspects physiques et intellectuels de mon être, même satisfaits, ne suffisent pas nécessairement à réprimer un besoin autre qui peut s’exprimer par des questionnements dits « métaphysiques » : celui du « sens » de ma vie, de mon travail, de ce que j’aspire à la fois à être et à faire, de mes inquiétudes, mes questions sur l’après (y a t-il une vie après la mort ?).

Bref, des questions que l’on se pose souvent vers 8 ans, mais que l’on peut oublier ensuite, faute d’avoir pu trouver les substances pour les nourrir, ou les espaces pour les développer. Et cela n’a rien à voir avec la seule religion, ni la philosophie d’ailleurs. Cela peut avoir trait avec la musique, l’art, la nature… l’émerveillement face à un lever ou à un coucher du soleil, la plénitude dans la joie du rire des enfants, la communion de sentiments, de joies partagées avec des proches.

C’est le sentiment de sentir la reliance à quelque chose qui nous dépasse. Telle est la dimension horizontale de la spiritualité à laquelle appelle la dimension verticale. Que ce quelque chose soit d’autres êtres humains, ou des arbres, ou des animaux. C’est en une formule ramassée le sentiment de ressentir quelque chose de plus grand que soi. Au point parfois de ne faire qu’un avec cet autre, l’Univers. Et d’en ressentir une joie immense, une émotion puissante.

Mais une colère aussi, violente parfois, quand on ressent l’atteinte à ces autres êtres vivants qui partagent notre vie, notre habitat commun. Car en tant qu’êtres humains, nous sommes des êtres violents, c’est-à-dire en proie une énergie à canaliser sans la renier en lui faisant de la place.

Intériorité et reliance : une double dimension

Comme l’explique Iwan Asnawi dans son livre que j’ai eu la chance de traduire et d’adapter, L’esprit de la Jungle, c’est ici que le bât blesse : quand on confond spiritualité et religion. Et que cette dernière est utilisée à dessein politique seulement, tel que cela a été le cas en Indonésie par exemple. Alors on oublie la spiritualité de base, innée, ce qu’il traduit par « le fait que chaque enfant en naissant a une connexion directe avec l’univers » ; selon lui, une « pure » énergie.

Et ce que je reformule par un potentiel de développement de son intériorité. Mais il ne s’agit pas juste de « développement personnel » en tant que technique de perfectionnement (aussi restrictive qu’un usage du yoga par des militaires avant le combat), outil pour se sentir juste bien ou mieux en vue de de se complaire dans une société qui nous pousse à la surconsommation effrénée, au détriment de la Terre.

Notre intériorité, c’est aussi bien le jardin de Voltaire, que la rose du Petit Prince ou le recueillement auprès de ce le croyant appelle Dieu, autrement dit le tout autre que soi mais en soi. S’il s’agit d’énergie, cela consiste simplement à définir l’espace propre de son intime intériorité de pensée, de reliance en Soi, mais interconnectée. C’est ainsi que je définirais la spiritualité en terme de ressenti, et sans que cela empêche de la conceptualiser autrement.

Quelle(s) spiritualité(s) pour les transitions ?

L’enjeu des transitions en cours et de l’avenir de notre humanité, ni plus ni moins, réside dans la compréhension de l’incroyable richesse des forces en présence souvent insoupçonnées dont nous disposons en nous, pour créer, nous créer, et faire que nous soyons, comme disait Gandhi, le changement nous même que nous souhaitons voir dans le monde.

Alors quel monde souhaitons-nous ?

Avant de prétendre à un droit absolu sur la nature, peut-être gagnerions-nous en tant qu’être humain précisément à nous souvenir que nous en sommes d’abord et modestement issus. Cela nous permettrait peut-être de mettre un terme à une pensée dualiste pour s’ouvrir au ternaire.

Et reconnaître en le ressentant que nous co-habitons avec les mondes minéraux, végétaux, animaux…que nous ne pouvons sans danger pour notre propre espèce sur-exploiter et détruire en continu.

La spiritualité n’est pas donc pas un savoir mais bien plutôt une expérience, je dirais même une expérimentation. Elle se travaille et se développe dans son être et se travaille : seul.e ; en groupe ; avec ses propres outils, des travaux qui relient (TQR) aux ateliers de chant, méditation, chamanisme, prière, culte, ballades, musique, arts, jardinage, silence, sport en plein air, bref à chacun.e sa méthode !

L’enjeu n’est pas l’arrivée la plus rapide, mais le chemin. Sans jugement. Sans même devoir revendiquer le mot spiritualité. Ce qui nous manque encore ce sont des espaces pour le faire, des espaces légitimes qui en reconnaissent l’importance. L’importance d’être, de persévérer dans notre être (Spinoza).

Peut-être y trouverions-nous ou consoliderions-nous des bases solides intérieures pour mieux respecter les différences; et renverser la violence des dominations qui peuvent nous exaspérer sans passer soi-même par la violence physique mais en la canalisant pour œuvrer vers des changements structurels de fond.

Aura-t-on le courage d’oser assumer notre propre héritage et avenir spirituel tel que pressenti par Malraux ? Après tout, revendiquer une transition écologique, n’est-ce pas se demander s’il existe autre chose que la seule matérialité sensible, destinée à nos consommations ? Assumer notre finitude et celle du monde pour mieux vivre l’instant présent, l’ici et le maintenant.

En ce sens, une transition dite intérieure alimente tout autant la transition écologique qu’elle en résulte. Et c’est peut–être bien au fond l’une des dimensions qu’il importerait de prendre en compte dans la construction d’un nouveau paradigme de civilisation en faveur du vivant.

Nous avons encore 10 ans pour agir. Après, le destin de la terre et partant le nôtre, ne sera plus entre nos mains. Et c’est de cela dont nous devrions avoir le plus peur.

 

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