L'ère de la transition

Le revenu de base inconditionnel (RBI) : un instrument adapté à une sortie de crise ?

La tragédie sanitaire a l’insigne mérite de dévoiler les faiblesses de nos sociétés : dépendance économique envers la Chine ou l’Inde (médicaments), souffrances et pénuries dans les métiers du soin, agonie des PME, violences pour les précaires, etc. Une crise inédite sur fond d’urgence sociale et écologique qui appelle autre chose que le nième retour d’une proposition qui n’est jamais parvenue à convaincre : un revenu de base inconditionnel (RBI). Récurrente en période de crise, séduisante en théorie, cette proposition, dont les arguments pouvaient s’entendre dans les années 1990, puis partiellement en 2017, n’est plus audible en 2020. De quelle pertinence est-elle quand les emplois font défaut dans les hôpitaux comme dans les champs ?

Un système économique problématique
Le principal problème, c’est que nos sociétés dépendent d’un système économique qui dépend lui-même encore à 80% des énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon), dont on doit impérativement sortir pour éviter une augmentation de plus de 2° avant le mitant du siècle. Nous sortirions d’un tunnel de variations des températures auquel toutes les espèces se sont acclimatées depuis des millions d’années. Au-delà ce seuil, les conséquences déjà perceptibles, que l’on songe à l’Australie, pourraient devenir insupportables. Nous menacent en effet des effondrements régionaux des rendements agricoles et des écosystèmes. Protéger le climat, c’est donc protéger le vivant.
Toutefois, sortir du fossile trop vite est un problème économique et social immédiat. Et ne pas en sortir, un problème pour la survie de l’espèce. La donne n’est pas agréable à jauger ; mais elle n’est pas insurmontable. Pour peu que l’on prenne en compte ces deux temporalités en évitant les pièges d’une relance économique « à n’importe quel prix ».
Ce dont nous avons besoin, nous l’éprouvons en ce moment : un système alimentaire durable, de qualité et de proximité, assurant la production et la distribution en quantités suffisantes pour tout le monde ; une économie relocalisée afin de s’assurer une plus grande autonomie. Sortir d’une crise inédite appelle des réponses inédites. Cela exclut le RBI.

Les dangers du RBI
La revendication d’un « droit à un revenu inconditionnel » tiré de la nature à dépenser comme on le souhaite, a été énoncée au 18e siècle par Thomas Paine. Revendiquer un droit sur la Terre, cela se discute. Quid de nos devoirs envers cette Terre, pour protéger le vivant ? Au nom de quel droit devons-nous approuver le modèle économique – édifié non sans paradoxe en modèle archétypal – d’un RBI financé en Alaska par l’exploitation du pétrole ? Une idée approuvée par des gouvernements ultra-libéraux, dont ceux à la tête des plus puissants pays, encouragent l’exploitation du pétrole non conventionnel, mais aussi la production de charbon et la déforestation au mépris des impératifs écologiques. Au mépris donc du vivant.
En outre, le sort réservé aux plus précaires n’émeut guère, alors qu’elles et ils sont touchés de plein fouet par les conséquences de la robotisation et de l’introduction massive d’algorithmes : au nom de la rentabilité, il faut remplacer le maximum d’êtres humains, à commencer par les moins qualifiés devenus « inutiles ». Et pour éviter les troubles sociaux, l’argument de leur verser un RBI est largement répandu dans les milieux de la Sillicon Valley. Une double aubaine pour l’ultralibéralisme de stopper toute autre aide sociale, en misant sur un taux d’imposition unique dans certains cas, tout en s’assurant de la relance de la consommation du marché des voiture ou de la junk food, peu importe la santé des humains et de la planète. Tout est bon pour relancer la croissance et ne surtout pas remettre en question le paradigme économique dominant.
Bien sûr, d’autres arguments en faveur du RBI ont été avancés par les théoriciens dans les années 1990, dont le développement d’une société de pleine activité. Mais soyons lucides. Nous ne sommes plus dans le monde des années 1990 ! On croyait encore au développement durable, au découplage grâce aux seules technologies pour nous sortir de l’ornière pointée par le GIEC ou l’IPBES.
Aujourd’hui, compte-tenu du triple contexte social, écologique et politique, est-ce bien raisonnable de ressortir des tiroirs sans recontextualiser, cette très vieille idée de verser inconditionnellement un revenu à tout le monde, aux soignants et aux agricultrices comme aux traders et aux pilotes de ligne ? Au nom de la transition en prime, pour laquelle on manque cruellement d’emplois rémunérés ? Des emplois et une reconnaissance que demandent les précaires aussi, indépendamment de l’aide immédiate plus nécessaire aujourd’hui que jamais avec un chômage massif probable.
Indépendamment de l’épineuse question des coûts (estimé à plus de 300 milliards d’euros selon Benoît Hamon en 2017), certains espèrent qu’il contribuera à refondre le système de protection sociale en place, auquel tiennent les précaires. Je repose la question : dans un contexte d’ultralibéralisme mondialisé, est-ce bien raisonnable ? Car ne soyons pas dupes, le RBI sera perçu comme une aide directe pour relancer la consommation ; argument avancé d’ailleurs par certains défenseurs du RBI dans un esprit de relance keynésienne.
Or cela est anti-écologique et donc anti-vivant : cette ultra-consommation est destructrice. Pour l’économie, pour notre culture, pour notre connexion au vivant, fondement de la spiritualité depuis des millénaires.
A quoi bon l’obsession d’un droit « universel », matérialisé par un simple versement monétaire individualisé, quand la décrue énergétique menace, quand l’habitabilité de la Terre n’est plus assurée pour les jeunes générations ?

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