Fable de l’ère numérique
J’habite mon pays comme un étranger.
Non pas comme un étranger intégré dans son pays d’adoption qui resterait sentimentalement attaché à son pays d’origine, mais comme un étranger ayant connu deux espaces temporels, celui d’avant et celui d’après.
Mon ancrage originel est lié à une époque, celle d’avant, celle d’avant le techno-totalitarisme.
Chaque fois que je pense à cette période de ma vie, ce pays lointain auquel je ne peux revenir, celui de de mes années estudiantines, j’ai des regrets et des remords.
Je me souviens de Mathilde, mais était-ce vraiment son nom ?
Elle se présentait toujours de la même manière « Appelez-moi Mathilde » en souvenir d’un film qui lui évoquait sa grand-mère qu’elle aimait beaucoup.
Je me souviens de Mathilde, étudiante engagée portant vaillamment des idées, des combats, des valeurs.
C’était au temps où nous pouvions nous exprimer.
Elle contribuait à nous expliquer, elle nous aidait à décrire les faits et les situations, à réfléchir aux causes, aux conséquences, aux enjeux civilisationnels de la technologie.
Mathilde nous aidait à comprendre comment les firmes soutenaient les politiques publiques dans l’éducation ou la santé pour valoriser leurs produits, imposer leur idéologie, dorer leur blason.
Dans nos longues discussions, elle détaillait les objectifs de communication poursuivis par les entreprises du numérique et leurs riches propriétaires avec leurs fondations philanthropiques défiscalisées.
Nous ne voulions pas comprendre que la valorisation symbolique des marques technologiques était un instrument de leur positionnement commercial et de l’expression de leur soft power et de leur puissance.
Ces firmes étaient en train de devenir des symboles de « l’évolution naturelle » du cours des choses.
Fières de leur croissance et de leur taille, elles dominaient le monde numérique et écrasaient leurs concurrents. Incontournables, elles étaient en passe de devenir incontestables.
Pour moi, disait Mathilde, nous faire croire qu’il s’agit d’une évolution naturelle du vivant, opérer une sorte de “naturalisation” par le “darwinisme” de la digitalisation de la société, nous empêche de questionner cette évolution. il n’y a pas de darwinisme, les choix technologiques sont des choix politiques et économiques.
Mathilde, nous incitait à nous déterminer, à prendre position, à ne pas tout accepter, à vérifier, parfois même à contester, à refuser, à nous rebeller.
Nous, nous continuions à faire semblant de ne pas comprendre, à passer notre temps à trouver des bonnes raisons d’accepter ce qu’elle savait inacceptable.
Nous pensions que notre inertie idéologique nous protégeait, nous protégerait.
Parfois, notre attentisme l’agaçait, mais le plus souvent notre impossibilité à imaginer que l’avenir lui donnerait raison, lui faisait répéter dans un grand éclat de rire :
“Le feu qui te brûlera, c’est celui auquel tu te chauffes“.
A l’époque, certains universitaires, intellectuels et intellectuelles, ont participé à des débats mettant en cause la manière dont le solutionnisme technologique était proposé comme seul et unique horizon.
Ils et elles les ont alimentés, créés même. Ce n’était pas pour rien que les universités faisaient peur, qu’elles faisaient trembler les puissants.
C’était bien avant la fusion des acteurs techno-économiques hégémoniques, dans tous les instruments de la politique nationale et internationale.
Alors les campus furent mis hors des villes, pour déplacer les potentiels fauteurs de trouble dans des lieux difficiles d’accès où ils risquaient moins de contaminer la population avec des idées jugées subversives.
C’est à ce moment que j’ai décroché, c’était trop loin, tout devenait trop compliqué pour moi.
Je n’ai jamais fini mon doctorat.
Par la suite, les campus furent transformés en fabriques à partir d’imprimantes hautement spécialisées.
Cela s’est mis en place après la banalisation de la surveillance et son acceptation par la population.
Juste après l’introduction et la justification pour raisons de santé de l’infrastructure de surveillance qui permettaient de savoir où nous étions, avec qui, pendant combien de temps.
Bien sûr, au début, l’utilisation de ce dispositif n’était pas obligatoire.
Mais c’était oublier que la liberté de chacun engage la liberté de tous !
Une communication massive, la publicité, la pression sociale, la peur, un système de récompenses (des soins gratuits) et des promesses de sécurité, de respect de la vie privée catalysèrent l’acceptation de masse.
Une fois déployée à partir d’un simple téléphone de l’infrastructure de surveillance et l’usage acquis de ce type de dispositif, tout alla très vite.
La technologie pour surveiller et verbaliser était en place, des textes de lois furent passés pour donner un semblant de légitimation démocratique à la surveillance.
Les efficaces lobbies des multinationales ont fait et défait les textes en fonction de leurs intérêts.
De nouveaux cadres législatifs ont assoupli les règles au profit de certains acteurs en dédouanant les autres de leurs responsabilités.
L’Université finit par disparaitre.
L’éducation, les examens, toutes sortes d’apprentissage furent dès lors, et pour tous, réalisés, à distance, via des systèmes de surveillance et d’assistance personnalisés.
Le télétravail fut généralisé à chaque fois qu’il était impossible de substituer un humain par un programme informatique.
L’éducation se résuma rapidement et pour l’essentiel, à l’apprentissage de la docilité informatique.
Seuls quelques élu-e-s furent autorisé-e-s à apprendre à coder. Leurs programmes étaient désormais contrôlés par des algorithmes.
La fascination technologique aidant, ainsi subrepticement, le pouvoir techno-économique a mis la main sur l’Université, après avoir mis la main sur le politique. D’abord parce que l’Université forme les futur-es responsables politiques, mais aussi parce que la critique du pouvoir passe par le regard des intellectuel-le-s.
Tout a été fait, pour soumettre et détruire l’indépendance de la pensée scientifique.
La précarisation des postes et des carrières, les recrutements en pré-titularisation, puis les contrats à durée déterminée, les recrutements hors-sols (qui empêchent tout participation au débat local, puisque parfois c’est même la maîtrise de la langue qui fait défaut), la soumission aux classements, le financement privé des chaires, des projets de recherche, des infrastructures informatiques et des bâtiments qui portent le nom des généreux donateurs ou celui de fondations.
Partout, dans toutes les instances académiques, dans les académies scientifiques, dans les conseils stratégiques, les conseils de surveillance, les commissions, il y a eu des référents ITE (Innovation- Technologie-Economie), des ambassadeurs des firmes. Des personnes issues de celles-ci furent nommés professeurs, chercheurs, directeurs de recherche. D’autres pour diverses motivations et raisons se mirent à adopter tout l’arsenal technologique et idéologique des firmes et à en faire la promotion sous couvert de discours scientifiques.
Ainsi certains, ont vendu leur caution académique contre une pseudo reconnaissance de leur grandeur scientifique illusoire.
L’intérêt fut plus du côté des firmes qui, par ce biais, se sont acheté un label bradé par les institutions, une sorte d’image d’excellence en matière de protection des droits humains et de défenseur de la vie privée. Futées, elles se sont assurées un monopôle dans une entente cartellaire leur permettant de conserver une emprise sur les gouvernements puisqu’elles contrôlent l’accès aux technologies.
Dès lors, toute manifestation de résistance et même toute intention de résistance furent réprimées violemment.
Je n’ai jamais revu Mathilde.
Elle me disait “La manière dont tu présentes ta joue détermine la facilité avec laquelle on te gifle.”
Elle avait raison, non seulement j’ai présenté ma joue, mais j’ai aussi tendu l’autre.
Je regrette d’avoir été celui qui a tout accepté aveuglement.
Je continue à être passif et à me réfugier dans ma soumission et ma culpabilité d’être parmi les 1%.
Les 1% qui vivent non pas dans la dignité de l’être mais dans l’avoir.
Je ne peux m’empêcher de penser à Mathilde.
Je ne sais pas comment elle a vécu cette prise de contrôle du vivant par le techno-pouvoir qui continue de nous mener vers l’effondrement, pas à l’effondrement idéologique puisque c’est déjà fait, mais à l’effondrement écologique en passant ou pas, par une guerre totale de tous contre tous et par un effondrement biologique ou nucléaire, le tout n’étant pas mutuellement exclusif.
J’espère simplement qu’elle a pu rejoindre ce pays dont elle nous parlait parfois où le seul PIB existant était l’indice intérieur du bonheur, mais c’était avant.