Fable de l’ère numérique
Ada travaille pour la multinationale Abécédaire.
Elle est une petite main.
Elle sait qu’un jour elle sera remplacée par un algorithme.
Mais ils ont encore besoin d’elle pour nourrir en données le programme qui la rendra obsolète.
Pour l’instant, Ada sait mieux que les algorithmes comprendre des contextes ambigus.
Ada demeure moins chère que le robot logiciel qui prendra sa place ainsi que celle de ses collègues.
Ada alimente la machine en données qui vont lui permettre de reconnaitre, de distinguer, de déduire.
L’ordinateur pourra de ce fait, de mieux en mieux simuler l’humain, réaliser des tâches et se substituer à lui.
Ce faisant, Ada a bien conscience qu’elle contribue à perdre le futur de son travail et qu’elle hypothèque son propre avenir.
Ada vit au jour le jour et accepte de travailler toujours plus, de faire des heures supplémentaires comme travailleuse du clic à domicile.
Ada accepte tout, le mal de dos, les douleurs aux articulations des mains et des bras, le mal de tête, les yeux qui démangent, secs à force de regarder l’écran.
Elle se prête à la soumission volontaire aux injonctions électroniques du capitalisme numérique.
Elle permet d’alimenter en big data les boyaux infinis des machines d’apprentissage automatique (deep learning) et d’analyse de données (data analysis)
À la maison, Ada a l’impression d’être avec ses enfants même si elle n’est pas disponible pour eux, elle est là sans être présente.
Mais dans l’instant, au service Comptabilité d’Abécédaire, Ada ne pense pas à tout ça ni à ses enfants.
Ada doit se concentrer, garder la cadence, vérifier et valider des transactions financières liées à des contrats d’assurance émis par la filiale CoefAssur d’Abécédaire.
Quelque chose d’inhabituel a attiré l’attention d’Ada.
Elle s’interroge sur les nouveaux bonus, malus liés à l’usage ou non, de certains objets connectés produits par la filiale santé Verify-Life d’Abécédaire.
Ada vérifie quelques dossiers.
Les clients qui ont modifié leur contrat d’assurance en acceptant la clause « Objets connectés obligatoires » payent désormais moins chers leurs assurances santé.
L’option est explicitement conditionnée à l’acceptation de multiples capteurs de données à porter sur soi et à avoir chez soi.
Le tarif assurantiel est fonction du nombre et du type de capteurs.
Il existe de grandes variations d’un assuré à l’autre avec un système d’adaptation constante des primes et des remboursements.
Ada constate que ceux qui portent des chaussures connectées et qui suivent les prescriptions de comportement du logiciel de surveillance afférent, bénéficient d’un bonus moins important qui ceux qui ont opté pour le bracelet connecté.
Les chaussures permettent juste de surveiller le poids, le nombre de pas effectués et les trajets réalisés.
En revanche, le bracelet avec ou sans écran, est une sorte de super-capteur intégré dans un bijou que l’on peut enlever uniquement trente minutes par mois pour en recharger la batterie.
Il permet de contrôler le poids, la masse graisseuse, la température, le rythme cardiaque, les cycles du sommeil, mais aussi de déterminer l’humeur de la personne .
Il évalue en permanence la santé physique et mentale de celle celle-ci.
Le fournisseur du bracelet avec sa panoplie de service d’informatique en nuage, intelligence artificielle et en apprentissage automatique, offre à ses clients la possibilité de découvrir, d’adopter et de maintenir de bons comportements individuels en matière de santé et bien être.
Chaque détenteur de bracelet a la possibilité de recevoir sur son téléphone la modélisation de son corps – extérieur et intérieur – à partir de photos fournies par l’usager et de scans corporels réalisés à partir de capteurs particuliers à coupler au téléphone.
C’est très pratique.
Ainsi par exemple, les femmes enceintes peuvent voir leur fœtus en auto-pratiquant des échographies.
Il est vrai que cette option est assez onéreuse, mais elle reste toutefois intéressante car elle permet en théorie, de diminuer le nombre de visites médicales et parfois de rassurer les malades imaginaires ou non.
Il est aussi possible de coupler ce dispositif à une imprimante 3D et de fabriquer un semblable (corps, organe, fœtus,…).
Ada a déjà vu ces nouvelles sculptures qui font fureur dans une galerie à la mode.
Ces œuvres d’art d’un nouveau genre, où la limite de l’imagination humaine est suppléée par logiciel, font l’objet d’un étonnant commerce.
Ada se souvient des premières publicités et offres promotionnelles qu’elle recevait concernant ces bijoux de santé connectés.
Elle se souvient, qu’à l’époque elle avait du mal à croire que la maitrise de la santé psychologique et mentale d’une personne était possible via une évaluation permanente de sa voix, de ses fluides et de ses paramètres physiologiques. Cependant, des témoignages sur les réseaux sociaux circulaient.
Grâce à l’analyse combinée de l’énergie et de la positivité de la voix, connaitre l’état émotionnel de la personne était faisable. Cela servait, par exemple, à lui indiquer comment elle devait se comporter pour être mieux perçues par les autres, améliorer ses relations sociales ou ses pratiques sexuelles ou encore avoir plus d’amis.
En fait, cela l’aidait tout simplement à être plus performante et plus « normale » selon les normes édictées pour un savoir-être rentable.
Des médicaments ou suppléments alimentaires peuvent alors être fortement recommandés pour réguler les humeurs.
Autour du dispositif de base du bracelet, des modules supplémentaires peuvent s’intégrer à l’infini, comme celui par exemple, qui consiste à le coupler avec le logiciel du fournisseur de régimes minceurs.
Toutes les données sont alors synchronisées et traitées en temps réel et la personne sait ce qu’elle doit manger, quand et comment.
Un système de récompense est en place pour faciliter l’adoption de comportements positifs.
L’accompagnement vocal est enclenché aussitôt qu’une déviance ou un non-respect des prescriptions est identifié.
Tout le mécanisme est parfaitement compatible avec le dossier médical informatisé et le réseau de cliniques et d’hôpitaux affiliés à Abcd-Care et à ceux et celles qui appartiennent à la multinationale Abécédaire.
Les hôpitaux publics sont des partenaires très actifs de ce vaste système de mutualisation et d’optimisation de la collecte et du traitement des données de santé.
Il peut tout aussi bien s’agir de cliniques virtuelles que sont les plateformes numériques qui permettent des consultations en ligne.
Outre les interactions directes du patient avec un logiciel, ce dernier a éventuellement la possibilité, mais c’est plus onéreux, d’avoir une consultation en visioconférence avec du personnel médical ubérisé.
Le personnel est toujours assisté par une intelligence artificielle d’Abécédaire.
Des ordonnances, peuvent être automatiquement émises et des médicaments livrés à partir de la filiale ad hoc du groupe qui les fabrique et les distribue.
Tous les services sont intégrés, automatisés, gérés de manière optimale, rationnelle et performante.
Progressivement habituée au « Tout Numérique », Ada se fait livrer ses achats par le service Drone-Express mis à disposition à prix préférentiel par son employeur.
Elle a refusée l’option de location d’un drone domestique privé, trop chère pour elle et son logement est bien trop petit pour être un de plus à la maison.
Les drones personnels actifs à l’intérieur des domiciles, peuvent servir, avec leur minuscules caméras et oreilles, à des fins de sécurité et de contrôle.
En tant que drones de sécurité, ils sont couplés aux assistants domestiques, eux-mêmes reliés en permanence à leur fournisseur.
Cela permet de capter les données environnementales et comportementales des habitants.
Ce dispositif compatible avec toutes sortes d’objets connectés offre des services de coach et d’assistance en tout genre.
Ce qui plaît le plus aux usagers, est la panoplie disponible de jeux et de divertissements et l’intégration du dispositif à la chaine d’approvisionnement des services de sécurité globale, les rassure.
Ada se rappelle que ces nouveaux services du « Tout Numérique », s’est mis en place lors de la grande pandémie.
Celle-ci fut un grand accélérateur de la privatisation de la santé et un catalyseur permettant de considérer la santé comme un produit commercial comme un autre dans une logique néolibérale poussée à l’extrême.
A l’époque, la concurrence était grande sur le marché de la santé.
Les multinationales hégémoniques de l’informatique et de l’Internet ont développé des services de cybersanté.
Elles les ont testés et améliorés en les proposant puis en les imposant à leurs employés, avant de les commercialiser partout dans le monde.
Leur première innovation a résidé dans la manière d’acquérir les données et de capter les utilisateurs.
Le plus important fut de convaincre les acteurs de la santé publique qui existaient alors, de collecter et de transmettre gratuitement les données de leurs patients, y compris leurs données génétiques.
Ce fut facilité par les partenariats avec les centres de formation et de recherche universitaires, dont les hôpitaux détenaient des bases de données extrêmement riches.
Il fut facile de convaincre les patients de consentir à accepter que leurs données, prélèvements et résultats d’analyse, soient utilisés pour la science afin qu’ils soient mieux soignés.
L’accès aux dossiers médicaux des patients, couplée à l’analyse de données par des procédés d’intelligence artificielle permet de connaitre, prédire, influencer éventuellement prévenir, détecter ou gérer des maladies.
Cela contribue également au ciblage publicitaire et à la promotion des soins de santé ou des produits pharmaceutiques et parapharmaceutiques.
Mais c’est dans bien d’autres domaines (assurance, travail, banque et finance, …) que des bénéfices peuvent être réalisés par les organisations qui connaissent désormais parfaitement l’état de santé et les antécédents médicaux des personnes.
Ada a même entendu dire que ces données servaient à déterminer le montant des pensions mensuelles que recevaient les retraités.
C’est en vérifiant la comptabilité de la filiale assurance CoefAssur d’Abécédaire, qu’Ada réalise que le marché de la donnée de santé est vraiment lucratif.
Ce qui la déstabilise le plus est de prendre conscience que toutes les actions de sa vie, tous les services souscrits dont elle a eu besoin et ceux qu’elle a été obligée d’accepter, toutes les informations recueillies par un objet connecté finissaient par alimenter à son insu, un seul compte utilisateur maitrisé par la multinationale Abécédaire.
Contrainte à alimenter via un entonnoir numérique une sorte de trou noir absorbant ses données personnelles et professionnelles à l’infini, Ada se sentait vampirisée.
Elle sourit à l’idée que malgré la prédation de ses données, son inféodation au numérique et sa dépendance aux plateformes, elle était vraiment seule face à ses chagrins et que cette solitude pouvait être un espace de liberté.