L’analyse économique est parsemée de paradoxes. L’un d’entre eux a montré ses effets dramatiques après l’éclatement de la crise dans la zone euro: si l’ensemble des agents économiques épargne davantage, l’épargne totale dans le système économique diminue finalement. En effet, l’augmentation de l’épargne réduit ipso facto les dépenses de consommation et, par conséquent, la vente des produits (mis à part les exportations, si l’on suppose que le reste du monde n’épargne pas davantage et ne se trouve pas en récession). Confrontées à la baisse du niveau de leurs ventes, les entreprises réduisent le volume de leur production, ce qui induit une réduction du revenu national et, souvent, du niveau d’emploi. L’épargne étant tributaire du revenu, elle est donc également réduite en fin de compte.
Ce paradoxe est ignoré par les tenants des mesures d’austérité dans les pays «périphériques» de la zone euro, qui s’enfoncent dès lors de plus en plus dans une grande récession dont l’ampleur devrait susciter des craintes aussi auprès de leurs créanciers étrangers, même si une partie de ceux-ci considèrent que la zone euro est «trop grande pour faire faillite».
Ce paradoxe est aussi ignoré par ceux qui prônent un allégement de la fiscalité de l’épargne privée pour imposer davantage les dépenses de consommation, argumentant «qu’un contribuable devrait payer des impôts pour ce qu’il retire de l’économie nationale, et non pour ce à quoi il contribue». Cette réforme de la fiscalité réduirait alors le revenu national, parce qu’elle induirait l’augmentation de l’épargne privée et la diminution des dépenses sur le marché des produits, comportant alors une augmentation des dépenses des assurances sociales à cause de la réduction du niveau d’emploi provoquée par cette réforme.
L’ignorance du paradoxe de l’épargne peut être expliquée par l’«erreur de composition» (P. Samuelson) dont la macroéconomie est entachée encore de nos jours. Cette erreur consiste à croire que ce qui est vrai pour une partie de l’ensemble l’est également pour l’ensemble en tant que tel, et vice-versa, comme le prétendent les économistes qui sont obsédés par les «microfondements» de l’analyse macroéconomique.
Il existe toutefois une deuxième explication de l’ignorance du paradoxe de l’épargne, qui considère la nature idéologique des réformes fiscales favorisant l’épargne privée au détriment de la stabilité de l’ensemble du système économique. Les tenants de ces réformes, en effet, favorisent les acteurs sur les marchés financiers (qui ont trop souvent un horizon temporel de très court terme) avec l’argument erroné qu’une épargne plus élevée est nécessaire pour augmenter les investissements des entreprises et, de là, soutenir la croissance économique ainsi que le niveau d’emploi. C’est oublier la spécificité des banques, qui n’ont nul besoin de disposer d’une épargne préalable afin d’octroyer des crédits à un agent économique quelconque, comme l’avait compris Joseph A. Schumpeter lorsqu’il expliquait que «les crédits font les dépôts» dans le système bancaire. La réglementation bancaire doit considérer cela, si l’on veut qu’elle atteigne ses objectifs d’ordre macroéconomique et qu’elle mette un terme aux bulles de crédit dont les effets systémiques ébranlent la société dans son ensemble mais laissent à leur place les acteurs économiques qui en sont à l’origine.