La notion d’entreprise responsable n’a plus de secret pour personne. Tout le monde en a entendu parler, surtout depuis la votation populaire de l’an passé. Alors que l’ordonnance du contre-projet indirect à l’initiative dite des « multinationales responsables » est actuellement soumise à consultation publique, d’autres pays et l’Union Européenne progressent avec des textes ambitieux. Reste l’enjeu central: la mise en application opérationnelle. En gros : de quelle façon cette responsabilité peut-elle se traduire dans la pratique ?
Une responsabilité de diligence raisonnable
En approuvant à l’unanimité au Conseil des droits de l’homme de l’ONU en juin 2011, il y donc exactement dix ans, les Principes Directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, la communauté internationale reconnaissait pour la première fois qu’en plus du rôle de l’Etat à protéger les droits humains, l’entreprise a, quant à elle, une responsabilité à les respecter. Afin de s’acquitter de cette responsabilité, l’entreprise se doit de mettre en place un processus de diligence raisonnable. Celui-ci consiste à inscrire les droits humains dans ses politiques et ses systèmes de gestion internes, à identifier et à évaluer les risques d’incidences négatives (que l’entreprise peut avoir ou auxquelles elle peut contribuer par ses propres activités, ou qui peuvent découler des celles de ses relations commerciales), à prévenir ces incidences et en atténuer les effets, et à rendre compte de la manière dont elles y remédient. De la gestion des risques dont la particularité réside d’une part dans le fait de s’exercer de façon progressive et selon les moyens de l’entreprise ; et d’autre part d’être centrée sur l’humain.
Mais pour une multinationale qui a des milliers de sous-traitants, d’intermédiaires et de producteurs répartis dans une multitude de pays, comment cela peut-il être concrétisé ? Est-il possible de contrôler toute la chaîne de valeur, et d’écarter tous les risques d’infraction des droits humains ?
Mise en application au niveau des multinationales
Les multinationales sont, pour la plupart, structurées de façon complexes, avec des chaînes de valeur fragmentées et éparpillées, opérant par ailleurs dans certains pays dans lesquels l’Etat peut avoir des difficultés à assurer son rôle de protection des droits de l’homme. Parallèlement, les consommateurs que nous sommes sont devenus particulièrement exigeants et impatients. Une situation prise dans une tension permanente entre volumes, prix et délais de livraison.
En cohérence avec leurs engagements, la plupart des entreprises ont fait des efforts considérables pour commencer à identifier les risques d’incidences négatives en matière de droits humains, et à y remédier. Lors d’une table ronde (virtuelle) organisée par le Geneva Center for Business and Human Rights, le World Business Council for Sustainable Development et la Chambre de Commerce Internationale en décembre dernier et que j’ai eu le plaisir d’animer, praticiens et experts ont échangé autour de leurs approches et de leurs pratiques[1]. Je retiendrai ici trois problématiques :
- Etablir des relations stratégiques avec les fournisseurs : L’entreprise donneur d’ordre émet parfois des exigences auxquelles l’ensemble de ces fournisseurs doivent se conformer. Or sans un dialogue et un accompagnement rapproché, ces exigences peuvent parfois être difficiles à satisfaire. Il s’agit alors d’établir une relation de partenariat stratégique sur le long terme avec les fournisseurs. Cela implique un échange réciproque et un accompagnement continu sur le moyen et le long terme afin de répondre aux exigences mutuelles.
- Assurer un meilleur alignement des objectifs internes : Les exigences en matière d’éthique et de droits humains, généralement définies par le département du développement durable, peuvent parfois se heurter aux objectifs des autres divisions de l’entreprise, notamment celle des achats. Il s’agit donc pour la direction de l’entreprise d’assurer un meilleur alignement des objectifs internes et de favoriser une meilleure collaboration entre divisions et départements.
- Mettre en œuvre une dynamique d’amélioration continue basée sur l’analyse des risques en commençant par les risques d’incidences négatives les plus sévères : Un travail progressif qui, pour être réussi, nécessite une approche collaborative. Il s’agit de dépasser une démarche basée uniquement sur les audits (qui sont une sorte de photographie prise à l’instant t) pour travailler avec l’ensemble des acteurs de la chaîne d’approvisionnement dans le but de comprendre les enjeux et de mettre en place les mesures nécessaires pour y remédier. Dans cette dynamique, des initiatives sectorielles et multipartites (c’est-à-dire des organisations travaillant conjointement avec les entreprises, les organisations de la société civile et les gouvernements) qui offrent aux entreprises des outils opérationnels tout en apportant un appui de terrain en dialogue avec l’ensemble des parties prenantes du secteur, servent de soutien.
Une responsabilité collaborative
L’entreprise a une responsabilité à respecter les droits humains tout au long de sa chaîne d’approvisionnement. C’est acté. Des législations plus contraignantes, complémentaires aux cadres volontaires, peuvent servir de levier. D’ailleurs le contre-projet indirect à l’initiative populaire « entreprises responsables » sera concrétisé cette année, et une proposition de Directive européenne sur la gouvernance durable de l’entreprise devrait être publiée d’ici l’automne. Néanmoins, tout l’enjeu réside dans la mise en application pratique de ces exigences. Répondre aux obligations légales ou à la nécessité morale qu’implique la responsabilité à respecter les droits humains ne peut se faire de façon isolée.
Ainsi, la conjugaison opérationnelle de la responsabilité des entreprises à respecter les droits humains, qui plus est quand il s’agit de multinationales opérant dans des contextes parfois complexes, est une équation à plusieurs inconnues qui, pour être résolue de façon efficace et durable, nécessite un effort collectif et continu.
Illustration de David Freymond
[1] Enregistrement disponible ici, et compte-rendu ici (en anglais).