Le fin mot de l'Histoire

Brexit : le moment Hobbesien de l’Europe

« Tous contre tous et tous contre tout (Jeder gegen jeden und alle gegen alles)». Voilà ce que titrait Die Zeit ces jours-ci, résumant de manière dramatique le ressenti des européens et des allemands en particulier – spectateurs ébahis et impuissants de la débâcle anglaise du Brexit. J’insiste sur le terme « anglaise », car ce à quoi nous assistons est un résultat quasi direct d’une certaine culture politique anglaise, qui ne peut plus désormais se déclarer « britannique » et porteuse des idées de tous les territoires qui constituent le Royaume Uni de la Grande Bretagne at de l’Irlande du Nord. Et j’insiste sur ce titre plutôt qu’un autre dans la presse européenne car il se fait l’écho de Thomas Hobbes, avec sa « guerre de tous contre tous », pilier conceptuel incontournable de la pensée politique occidentale.

Ce n’est peut être pas pour rien que cette idée nous vient d’un témoin de la guerre civile anglaise, ayant fait l’expérience d’une crise politique et constitutionnelle sur sa propre peau d’exilé, et pas pour rien encore que les débats du Brexit ont l’air d’une crise politique de la même magnitude. Car il y a bien dans cette crise outre manche une dimension qui va au-delà de l’appartenance à l’UE et pose de questions profondes à propos de la gouvernance du pays et, plus loin, de la gouvernance de l’Union.

Etat de nature – état d’incertitude

On connaît les théories politiques de Hobbes, même si on ne sait pas toujours que c’est lui qui les a élaborées. Pour faire simple : la vie à « l’état de nature » est violente, brutale et courte (nasty, brutish and short) et c’est pourquoi l’humain se voit contraint vers un contrat social entre des sujets et une figure d’autorité (Léviathan ) qui les guidera de main forte, et à laquelle ils devront obéir s’il veulent vivre en paix et prospérité. Il est généralement convenu que le célèbre « état de nature » n’est qu’une fiction conceptuelle (qui, chez Rousseau, par exemple, était vu comme plutôt pacifique et corrompu par la naissance de la société) pour mieux souligner l’état de chaos et divergence d’avant l’arrivée d’un Léviathan, et renforcer le besoin d’autorité. Mais quel est ce Léviathan tant discuté, parfois aimé et le plus souvent abhorré, car assimilé à l’idée de dictature, d’autoritarisme et contrôle absolu?

En plus de réfléchir à la politique, Hobbes était aussi mathématicien et linguiste. Bien enfoui dans ses théories politiques, il y a une explication de l’ « état de nature», qui est aussi et surtout un état d’incertitude épistémique1, dans lequel les individus ne se sont pas mis d’accord sur ce qu’ils savent, comment ils le savent et comment ils exprimeraient ce savoir ; un état dans lequel un même mot n’est pas entendu de la même façon par deux individus différents. Le rôle du Léviathan dans ce cas serait de stabiliser le sens des mots, d’être source de définition et de consensus pour la société, afin de faire en sorte que « la bonne vie » puisse advenir et se développer pour chaque sujet du contrat social.

Brexit means Brexit

Pour illustrer ces idées, prenons, à tout hasard, le mot « Brexit ». « Brexit means Brexit » (Brexit veut dire Brexit) entonnait Theresa May à tue tête il y a une année, donnant l’impression d’un consensus derrière ce concept : tout le monde savait ce que ça voulait dire, juste ? Faux ! Le spectacle des mois derniers, dont le gouvernement, le parlement et la population britanniques sont les acteurs principaux nous a montré régulièrement qu’il n’y a pas d’accord, et encore moins de consensus, à propos de ce que cela veut dire. Même les individus d’un même camp politique n’arrivent pas à se mettre d’accord, ni selon leur idéologie de base (tory ou socialiste), ni selon leur attitude envers l’UE (remainers ou exiters ), encore moins selon leur province (Ecosse, Irlande du Nord, Pays de Galles, Angleterre), et pas du tout selon leur éducation, classe sociale, niveau de revenus ou aspirations pour l’avenir. Pour ne pas mentionner l’UE, qui a une idée sienne de ce que cela pourrait vouloir dire. L’incertitude épistémique dans le cas du « Brexit » est totale. Et ceci, parce qu’un projet politique plus ample de réforme et de gouvernance de la société anglaise, à savoir, un Léviathan, manque.

Il n’est pas nécessaire de prendre le mot Léviathan à la lettre et l’imaginer incarné dans une personne ou même un régime, autoritaire, de surcroît. A notre époque, il pourrait s’agir d’un projet, d’une projection qui fait autorité par le fait que cela a été élaboré en écoutant les citoyens, en tenant compte des multiples sens et nuances que les mots « démocratie », « public », « privé », « responsabilité » etc. peuvent avoir et en trouvant un terrain commun parmi eux. Or c’est précisément ce qui manque au Royaume Uni, mais aussi dans l’Union Européenne.

Cela fait des mois que le « Brexit » est un prétexte de lutte pour le pouvoir au sein du parti conservateur, une faille toujours grandissante entre les électeurs socialistes et leurs représentants, et le symptôme d’un divorce consommé entre la société britannique et ses élites depuis au moins deux décennies. Quelle est la société que les brexiters proposent à leurs citoyens ? Quelle économie, quelle politique de l’environment autres que celles qui se font l’écho du colonialisme qui a fondé la gloire et la honte de l’Empire où le soleil ne se couche pas ? (…parce que Dieu ne fait pas confiance aux anglais – nous dit une vieille blague). Et quelle solidarité proposent les autres ? Quelles réformes ? Quelle serait la proposition politique qui fait autorité et qui pourrait de par son existence indiquer si le Brexit a du sens ou pas ? En se concentrant sur les aspects exclusivement techniques du fonctionnement démocratique (à savoir la dynamique Parlement- gouvernement, référendum – élections générales etc.) les britanniques remettent le vrai débat à jamais. Et sombrent dans le paradigme de la guerre de tous contre tous et de tous contre tout.

Quelle projection pour quelle Europe?

Il faut dire, que, de ce point de vue, l’UE est à peine dans une meilleure situation. Il y a le mérite d’une position à peu près homogène face au Brexit, mais nous ne sommes pas loin non plus d’un argument du type « rester dans l’UE c’est rester dans l’UE », et ça n’a jamais été plus clair que dans le cas de la dette Grecque. Car, au-delà du fait de se reposer sur l’acquis communautaire – lui-même plein de problèmes et nécessitant des réformes structurelles (fiscalité, budget, représentativité, solidarité) , l’UE n’offre, elle non plus, un vrai projet d’avenir. La perspective et la culture politiques pour ce faire manquent, parce qu’on a cédé l’autorité à un Léviathan administratif et procédurier. En ce moment l’UE offre des garanties (faibles parfois) mais pas beaucoup de perspectives d’avenir ; elle offre des avantages, mais pas de réponses à des brûlantes questions ; elle fait des promesses…toujours plus difficiles à tenir car minées par la logique étroite du profit matériel et des intérêts partisans. On pourrait dire que l’Union offre la façade d’un Léviathan fonctionnel, derrière lequel se cachent des vrais monstres, qui ne sont plus depuis longtemps au service du public et des citoyens de l’UE.

Qu’est-ce qu’on pourrait, donc, apprendre, de ce moment hobbesien par lequel l’Europe passe ? Tout d’abord, il faudrait l’admettre, savoir le reconnaître. Admettre que le sens des mots, des concepts qui jadis faisaient plus ou moins consensus, diverge énormément. L’inégalité dans tous ses aspects a progressé dans nos sociétés et cela les a changées : la richesse de l’un ne ruisselle pas vers les autres et ne nourrit pas les mêmes opportunités pour tous.

De ce fait, le débat sur quel monde et quelle humanité on désire se doit d’être ouvert à large échelle, et on ne devrait pas accepter que le sens des mots et des idées soit verrouillé selon ce que les bien pensants et ceux au pouvoir veulent. Sinon, pour la première fois de notre histoire et dans un futur pas très éloigné, nous risquons de donner corps à l’ « état de nature», tel que Hobbes l’avait imaginé.

1Michael C. Williams, Hobbes and International Relations: A reconsideration, International Organization Vol. 50, No. 2 (Spring, 1996), pp. 213-236

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