La Suisse et le monde

Populisme : et si on essayait l’éducation ?

6 janvier 2021:  tentative de coup d’Etat à Washington, un président battu soutient en sous-main une horde d’émeutiers persuadés qu’il a gagné et désespérés qu’on leur vole leur victoire. 8 janvier 2023: tentative de coup d’Etat à Brasilia, un président battu soutient en sous-main une horde d’émeutiers persuadés qu’il a gagné et désespérés qu’on leur vole leur victoire…

A chaque fois, la démocratie l’a emporté de peu, soulignant que populisme et peuple sont deux choses différentes. Et deux fois : d’abord, l’autocrate en puissance et pyromane écologique et social avéré a perdu, puis le coup de force pour annuler le vote populaire a échoué. Mais on a senti le vent du boulet et, surtout, rien n’est garanti sur la durée.

Ce ne sert à rien de traiter les insurgés de fascistes, ils ne savent même pas ce que c’est ; il vaut mieux se demander d’où viennent leurs certitudes et leur désespoir. En sont en tout premier responsables les démagogues qui ont soufflé sur la braise en abusant de leur autorité morale de présidents pour répandre d’effrontés mensonges durant tout leur mandat, et au final sur leur prétendue victoire volée. Ainsi, interviewé par Le Temps (édition du 9 octobre 2020), un analyste américain a qualifié Donald Trump d’homme aux 20’000 mensonges : « Donald Trump a menti 20 000 fois en près de quatre ans à la Maison-Blanche».

Comment expliquer l’attractivité des faux leaders ?

La question qu’il faut poser est bien celle-ci : comment se fait-il que ces personnages amoraux, narcissiques, fluctuants, irrespectueux des procédures d’un Etat de droit, vulgaires, exercent une telle capacité de séduction sur la moitié de la population des deux Etats les plus importants du continent américain ? Une moitié, c’est énorme, une moitié que le mensonge n’effraie pas, une moitié constituée de personnes qui paraissent compenser leur statut précaire, leurs déceptions et frustrations devant leur sort en idolâtrant des personnages qui n’ont jamais rien fait pour eux sinon remplacer leur propre faiblesse par un cocorico nationaliste permanent. En s’identifiant à leur sans-gêne et en applaudissant à leur excès, ils confondent vantardise et manipulation, et leadership. Sans parler de la politique totalement anti-écologique qui est au cœur de la façon de voir le monde de ces deux présidents déchus.

A ce sujet, la montée en 2021 du mouvement anti-vax, qui a touché semble-t-il un bon tiers de l’opinion dans les pays industrialisés, a révélé un fossé abyssal entre une « base » hypercritique, frustrée, qui considérait une petite piqûre comme un véritable viol ( !), et qui croit dur comme fer au complot mondial (pas juif, mais on n’en est jamais bien loin…), et une « élite » scientifique, économique et politique. La défiance est colossale et l’on croit volontiers n’importe quel charlatan plutôt que ce qui est scientifiquement établi (ou non). On s’échange à qui mieux mieux des vidéos pleines d’insinuations, de fausses certitudes et d’approximations, « prouvant » que les pyramides d’Egypte ont été construites par les Atlantes (ou, au choix, les Lémuriens), répercutant les fantasmes hallucinants du Q-Anon, niant avec force images tronquées qu’on a été sur la Lune. Aujourd’hui, une partie significative des jeunes (et des moins jeunes – même des pilotes d’avion) croient que la Terre est plate, voire qu’elle est creuse (théorie dite de l’Agharta).

D’où vient ce tsunami de remise en question de toutes les certitudes qu’on croyait évidentes, prouvées, admises comme base et tronc commun du dialogue entre humains? Complotistes, climatosceptiques et créationnistes se donnent la main dans cet univers obscur, ce Darknet de la pensée. Certes la science avance par remises en question, discussions, contestations, mais pas comme ça! Et le plus paradoxal est que ces gens se sentent réellement en dictature en Occident, tout en cultivant un faible pour Poutine et la gouvernance chinoise – alors que, dans ces pays, la moindre mise en doute de la parole officielle peut très vite vous mener en prison pour un bon moment. Crise d’adolescence, où la contestation de l’autorité cache en réalité une nostalgie d’autorité ? Là aussi, on adoube les faux leaders. Et très peu d’anti-vax se sont échauffé.e.s sur l’omniprésence dans l’environnement – et donc dans le vivant et notre organisme – de toute une kyrielle de micropolluants chimiques… infiniment plus dangereux qu’un vaccin.

Un reflet des turpitudes de notre temps

A la base de tout cela, une immense ignorance : de comment fonctionne la société et une démocratie ; que les choses ne sont pas noires ou blanches ; que chacun a une responsabilité à prendre ; qu’il faut étudier les faits et demander des preuves avant de s’indigner de tout et de rien. Ignorance aussi de comment fonctionne la méthode scientifique. Et le tout sur le ton de l’émotionnel, du procès d’intention, dans une incapacité de prendre du recul et de se situer parmi le flot d’informations et d’opinions qui nous envahit de toutes parts. Et bien sûr avec la croyance implicite que ceux qui nous dirigent (« eux ») sont « méchants » et que les « gens ordinaires » et de bon sens (« nous ») sont « bons ». Oui une immense distance s’est creusée, et le long de la fracture sociale s’est ouvert un béant fossé culturel. La démocratie est ce qu’on en fait et ce n’est que quand le « eux » fait place au « nous » qu’une société est en accord avec elle-même.

En parlant avec des anti-vax pro-Poutine, la première chose qui m’a frappé est leur ignorance totale de l’histoire, notamment de la Russie, mais aussi plus généralement de celle du 20e siècle. Et moins on en sait, plus on est péremptoire sur ce qu’on croit savoir !

Et si tout cela n’était pas un produit de notre extrême individualisme, qui laisse croire que tout est permis, tout est possible, que le lien social n’existe pas mais uniquement sa propre personne, son propre clan, sa propre bulle; du sentiment d’abandon des précarisés ; d’une société où la compétition est reine et qui promet à chacun.e qu’il ou elle peut gagner mais qui se révèle avant tout une fabrique de perdants ? De l’absence de sens de la fuite en avant vers le toujours plus haut, plus vite, plus en tout ? D’un besoin de repères et d’exemplarité ? Les excès de notre société de consommation inégalitaire poussée à l’extrême ne détruisent pas seulement les équilibres écologiques qui nous permettent d’exister, mais aussi les repères émotionnels et moraux d’une société. Si la pub peut dire n’importe quoi, pourquoi moi n’ai-je pas le droit moi aussi de dire ce qui me passe par la tête ?

Le plus important : apprendre à raisonner

Finalement tout cela est le signe que quelque chose de fondamental est à corriger dans la manière de concevoir l’éducation, la formation, en vue d’une saine compréhension des choses. Car, ainsi que le disait très justement Edgar Morin dans La Voie pour lavenir de lhumanité, « notre mode de connaissance parcellarisé produit des ignorances globales ». Il est sans doute temps de réfléchir non seulement à ce que nous laissons à nos enfants et petits-enfants, mais comment nous leur transmettons les clés des savoirs et des savoir-faire nécessaires pour que notre époque ne tourne pas au cauchemar.

 

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