La Suisse et le monde

La pandémie du populisme: quelle folie a donc saisi le monde?

(FILES) In this file photo taken on August 1, 2018 David Reinert holds up a large "Q" sign while awaiting the arrival of US President Donald Trump at a "Make America Great Again" rally at the Mohegan Sun Arena, Casey Plaza, in Wilkes Barre, Pennsylvania. Twitter's decision to crack down on the conspiracy-theory mongering of QAnon underscores the loose-knit group's increasing reach into the mainstream of US politics. / AFP / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / RICK LOOMIS

Voici peu d’années encore, on envisageait un essor large de l’Etat de droit, de la durabilité et des droits humains. Désormais, plus de la moitié de l’humanité vit dans des régimes autoritaires voire franchement dictatoriaux : Iran, Chine, Russie, Afghanistan, Egypte, Turquie, Birmanie, pour n’en nommer que quelques-uns. Les dirigeants de ces Etats ne se gênent pas d’affirmer que l’Etat de droit ou la démocratie seraient des impostures néocolonialistes inadaptées aux cultures non occidentales… mais se gardent bien de questionner leurs peuples à ce sujet.

Et dans les Etats connaissant (encore) la démocratie, une part croissante de l’électorat vote pour des formations dites populistes, dont les contenus politiques oscillent entre la droite nationale et l’extrême-droite. Les théories du complot les plus délirantes allant des terre-platistes aux hallucinations du Q-Anon font fureur, on se méfie de tout et les évangélistes radicaux, véritables islamistes de la chrétienté, propagent le culte de l’enrichissement individuel, de la destruction accélérée de la nature et de la famille traditionnelle comme seule forme de partenariat possible.

L’Inde pluriculturelle est aux mains de suprémacistes hindouistes, descendants directs des assassins de Gandhi ; en Suède l’extrême-droite est en position influente ; elle gouverne en Italie, en Hongrie et en Pologne et se tient en embuscade en France, en Espagne ou aux Pays-Bas. Dans quelques jours, nous saurons ce qu’il en est des Etats-Unis, du Brésil et d’Israël. Quelle folie a donc saisi le monde ?

Tout pour aggraver les problèmes

Le sans-gêne règne : simplifications abusives et propos agressifs activent un émotionnel négatif, libèrent les préjugés, cultivent les approximations, opposent «eux» et «nous», flattent le conservatisme social, attisent les ressentiments, propagent la loi du plus fort. Les fake news pullulent et les médias dits sociaux relayent largement tout et son contraire.

La nature n’est aucunement comprise comme un système productif essentiel à nous tous, à gérer avec prudence et équité ; au contraire, il faut la conquérir, la «civiliser», l’exploiter à outrance. Feu donc sur les défenseurs de l’environnement. Les inégalités sociales, on s’y intéresse essentiellement pour les frustrations qu’elles génèrent. Feu sur la gauche et les programmes de lutte contre l’exclusion et la pauvreté.

La cohabitation des peuples n’existe que sous forme de rapport de forces entre nations d’un seul bloc, mythifiées, alors que toute l’histoire de l’humanité démontre leur caractère évolutif, pluriel, divers. Au nom d’une souveraineté nationale sans partage, feu sur les institutions supranationales – sans lesquelles pourtant il n’y a pas d’espoir de pouvoir traiter les déséquilibres majeurs de cette Planète, feu sur l’étranger, feu sur les «autres» – au nom de ce que «nous» sommes.

On prône une politique nataliste, fait l’apologie de la «virilité» et de la femme au foyer – ce qui n’empêche pas certains partis populistes d’être dirigés par des femmes (en effet l’hypocrisie ne gêne en rien les populistes)… Feu donc sur l’homosexualité, le féminisme, le droit à l’avortement.

Cerise sur le gâteau : une aversion pour la démocratie et une attirance perverse pour les «hommes forts» et la dictature. Trump a pu, sans perdre aucun de ses soutiens, dire de son «collègue» de Corée du Nord que c’était un «nice guy», ceci dans une Amérique où l’anticommunisme reste un réflexe quasi reptilien. La plupart des populistes se pâment devant la gouvernance russe ou chinoise, alors que la moindre critique – dont ils usent et abusent en Occident – les y conduirait directement en prison, bradant au passage ce que nous avons de plus précieux.

Mais comment cette mixture délétère a-t-elle pu séduire si largement ?

Comment se fait-il que devant la montée des inégalités et de la précarité, à partir de l’épuisement du modèle des Trente Glorieuses et d’un libéralisme débridé, beaucoup de «perdants de la mondialisation» ont choisi de donner sa chance à l’extrême-droite ? Extrême-droite qui ramasse ainsi la mise d’une société divisée, hantée par la dégradation des conditions de vie, sans projet rassembleur, où le culte des gagnants côtoie la fabrique des exclusions – alors qu’elle ne défend en rien concrètement les intérêts de ces mêmes perdants. Le vote pour le Brexit, pour Trump, le RN en France ou l’AFD en Allemagne l’illustre clairement.

Qu’ont fait de faux la gauche, les démocrates, depuis toujours les défenseurs avisés et attitrés des moins favorisés, pour en arriver là ? Un élément de ce divorce est que beaucoup des personnes professant des idées humanistes et favorables à l’égalité de chances, et donc en principe les meilleurs relais des catégories défavorisées, ne font pas partie de ces catégories. Ils vivent autrement qu’elles, se nourrissent à d’autres sources, habitent d’autres lieux, sont moins dans la contrainte de l’immédiateté, ne partagent pas leur quotidien – ce qui ne les empêche pas d’en parler avec compétence.

Le milieu populaire ne se braque d’ailleurs pas contre la sollicitude de personnes mieux situées, mais il faut qu’il y ait la relation interpersonnelle, la connaissance, l’empathie, le contact, la parole chaleureuse, compréhensive et compréhensible, le lien émotionnel. Sinon il pourra ressentir ces personnes comme une abstraction, lointaine, bien différente de lui et de la lutte quotidienne pour l’emploi, le logement, la sécurité, des difficultés de cohabitation de personnes aux habitudes et origines différentes. Et quand cette «élite» invoque une «ouverture» dont, au contraire du «petit peuple», elle ne craint rien, celui-ci cherche refuge dans une communauté nationale mythifiée.

Mais il n’y a pas que le sentiment d’être objet et non sujet du discours. Il y a aussi le discours lui-même. Le rejet d’une gauche perçue comme «bien pensante» est aussi fondé sur des options différentes en matière de mode de vie et le sentiment qu’on n’est pas reconnu, regardé de haut ou de travers – voire pas du tout. Par exemple lorsqu’un Président «de gauche» qualifie des populations défavorisées de « sans dents » comme si cela était de leur faute, ou une Hillary Clinton de «déplorables».

Une gauche mal prise

Sur un certain nombre de sujets qui inquiètent, la gauche est soupçonnée de préférer l’étranger à l’habitant, l’arrivant au résident ; celui qui est «différent» à celui qui est dans le moule majoritaire ; l’»assisté» au working poor. Il est indispensable de dissiper ces malentendus.

Il y a une grande différence entre être fier de son identité, souvent multiple d’ailleurs, de ce qu’on est et de son parcours, et un nationalisme agressif et niveleur. La gauche a-t-elle toujours fait cette distinction ?

La question de la sécurité n’a pas été un thème majeur d’une gauche visiblement mal à l’aise avec les notions de répression, de peine et de remise dans le droit chemin. La sécurité pour toutes et tous est un droit qui doit s’exercer dans le strict respect de l’État de droit. Ne pas sembler l’assumer a alimenté dans des quartiers las des petits et gros larcins un ressenti de mépris et d’abandon ; dénier ce droit aux plus fragiles est en effet une inégalité. Et le sentiment d’injustice reste à vif.

Concernant la migration et les migrants, dans le milieu populaire, on est certes prêt à partager, ayant souvent soi-même vécu la dure expérience de la migration. Mais on ne veut pas être seul à le faire et ne veut pas être dupe d’un discours moralisateur dans lequel on craint d’être oublié dans ses besoins. Et on veut que les arrivants d’une autre culture ou religion aient à faire de vrais efforts d’adaptation. Il ne faut pas occulter ces difficultés.

A cet égard, le débat sur la burqa, où des féministes défendaient au nom de la tolérance religieuse le droit d’arborer ce signe de soumission, a contribué à nourrir la confusion entre islam et islamisme promue par l’extrême-droite pour propager son fantasme de la non-intégrabilité des personnes musulmanes.

Pour une sérénité retrouvée

Seul un engagement réel, au-delà des phrases convenues et creuses, contre les inégalités sociales et la précarité, pour la justice climatique (chacun devant contribuer à la transition à la hauteur de ses responsabilités, ni plus ni moins), le déploiement des emplois de la durabilité ainsi que des conditions d’une bonne cohabitation entre humains de cultures diverses permettra au milieu populaire d’être pleinement rassuré, reconnu et respecté tel qu’on est.

Ce serait le point de départ d’une sérénité politique retrouvée, d’une réconciliation entre le milieu populaire et des « élites » qui prendraient alors leurs responsabilités. Il en va du vivre ensemble sur cette Planète. Et peut-être que l’Europe parviendra-t-elle à être perçue comme un espace animé par un patriotisme européen, solidaire à l’interne et à l’externe car seul, aucun des Etats du continent ne saurait peser face aux puissances qui se disputent le monde.

 

Quitter la version mobile