La Suisse et le monde

Pour Noël: de l’espoir pour l’Europe, merci l’Allemagne!

Dans la morosité politique ambiante, on avait presque fini par passer par pertes et profits l’idée européenne. Habituée aux sempiternels désaccords entre les 27 Etats de l’UE, l’opinion publique était devenue largement sceptique sur la capacité de notre continent à se rassembler autour de ses valeurs constitutives. Le Brexit et les régimes «illibéraux» de l’Est firent le reste. Le «marché unique« faisant plus peur qu’envie, restaient les transferts financiers, qu’il s’agisse des subventions aux régions dites périphériques, de celles pour l’agriculture (aux critères qui restent d’ailleurs discutables) ou encore du Pacte vert.

La montée des nationalismes, signe de décadence

A la perte d’attractivité de l’idée européenne correspond la montée du chacun pour soi et des nationalismes, dont Albert Camus disait qu’ils «apparaissent toujours dans l’histoire comme des signes de décadence.» Mais on avait oublié que la seule réponse à ce retour de l’Etat nation – généralement le produit historique d’une unification forcée voire d’une épuration ethnique – était la promotion d’une nation pluriculturelle européenne. Nation qui susciterait l’adhésion de ses citoyennes et citoyens sur la base de valeurs partagées, et d’une solidarité avec les autres parties du monde autour de l’universalité des droits humains et de la durabilité.

Durant des siècles, les territoires politiques ont toujours compris une pluralité d’ethnies, ce qui en faisait toute la richesse culturelle et sociale ; les vieux empires multiculturels ont perduré ainsi et s’ils ont péri, c’est parce qu’ils avaient négligé une de leurs composantes importantes (les populations slaves pour l’Empire austro-hongrois, les populations arabes pour l’empire ottoman).

Seule une structuration territoriale désolidarisant État et peuples, comme c’était la norme avant l’ère des nationalismes, permet à chaque culture, tradition, ethnie et personne de valoriser ses marqueurs identitaires sans préjudice pour les autres cultures, traditions, ethnies et individus vivant sur un même territoire politique. Seule une organisation fédéraliste peut rendre justice à la diversité des situations, car permettant à des cultures, à des identités différentes de coexister au sein d’un même État, d’y trouver les conditions de leur épanouissement.

Pour une nation européenne

Le mal dont souffre l’UE est son caractère hybride et inachevé : une sorte de confédération d’États, plutôt de gouvernements, à géométrie variable, aux procédures complexes et à la force de frappe restreinte. La sortie par le haut est d’en faire un vrai État fédéral, avec un pouvoir législatif, exécutif et judiciaire, même si l’on martèle depuis des décennies que ce serait « impensable » et « impossible ».

Or, des pays, de tailles similaires à celle de l’UE et à structure décentralisée, comme les États-Unis, l’Inde, le Brésil, le Canada ou l’Australie fonctionnent ainsi depuis de nombreuses décennies, voire depuis toujours. De plus, la moitié des États des États-Unis connaissent des éléments de démocratie directe qui pourraient sans autre être généralisés dans l’ensemble de l’UE; c’était aussi ce qu’en France les Gilets jaunes avaient en vain espéré. Plusieurs Etats européens connaissent également une organisation fédéraliste : l’Italie, l’Espagne, l’Autriche, l’Allemagne, au bénéfice de leurs populations.

Le philosophe Olivier Abel souligne dans Le Vertige de l’Europe qu’« il est vital que l’Europe s’arrache à cet écrasement entre un plan technocratique et un plan démagogique, qui se renforcent mutuellement. (…) Dans ce double processus de mondialisation et de balkanisation, il faudrait trouver une forme de lien social qui autoriserait une réelle pluralité d’appartenances possibles (…) assez libres et plurielles pour que ces appartenances ne puissent devenir des incarcérations dans des communautés, des identités monolithiques et sans échappatoire… ».

L’Union européenne devrait se présenter comme un projet de nation pluriculturelle, et pourrait alors s’inscrire dans les cœurs des Européens comme leur patrie commune ; l’on pourrait ainsi créer, sur la base de l’histoire commune des peuples d’Europe, un sentiment d’appartenance partagé, un patriotisme européen, l’Europe pérenne des régions se substituant aux États-nation d’un moment.

Peser sur un monde de plus en plus instable

Le projet européen n’est rien d’autre qu’une souveraineté exercée en commun, le cadre indispensable à la poursuite de notre histoire commune dans un monde particulièrement incertain. Une Europe fédérale aurait un poids géopolitique comparable à la Chine, à l’Inde, à la Russie, aux États-Unis… et s’inscrirait parmi les territoires capables d’agir sur le monde.

Sur notre continent, la souveraineté sera partagée ou ne sera pas. Divisée, morcelée en une poussière d’États, il n’y aurait guère de possibilités pour l’Europe de défendre dans le monde sa vision des choses, ses valeurs humanistes, sociales et écologiques, et ces Etats se sentiront rapidement bien seuls dans le jeu toujours plus implacable des grandes puissances. Les « souverainistes » ne s’intéressant pas à ces valeurs, cet aspect leur est évidemment indifférent. Mais ce n’est pas forcément le cas de ceux qui les suivent.

L’Allemagne, moteur des Etats-Unis d’Europe ?

Tout cela semblait jusqu’à présent relégué dans la catégorie des rêves, de l’irréalisable. Mais voici que le contrat conclu entre les trois partis politiques qui désormais gouvernent l’Allemagne déclare (p. 131) que l’UE devrait « évoluer vers un Etat fédéral européen, organisé de manière décentralisée selon les principes de subsidiarité et de proportionnalité, et basé sur la Charte des droits fondamentaux de l’UE. » UE qui doit « promouvoir un ordre mondial multilatéral fondé sur le droit et se référer aux Objectifs de développement durable des Nations Unies. »

Ces engagements ont été étonnamment peu remarqués et peu commentés. Mais ils surviennent tels un beau cadeau de Noël, donnant un peu d’espoir dans ces moments particulièrement tourmentés et incertains que nous traversons. Etant situés au cœur de l’Europe, constituant un Etat pluriethnique rassemblant des représentant.e.s de trois aires linguistiques importantes de notre continent réunis autour d’un projet politique commun, ayant fait le saut, au milieu du 19e siècle, d’une vague confédération d’Etats vers un vrai Etat fédéral, tout cela nous parle en tant que Suissesses et Suisses et nous concerne au premier chef. Merci l’Allemagne !

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