La Suisse et le monde

Deux manières d’être sur la Terre

La conquête de l'Ouest...

Alors que la durabilité, mais aussi le développement de la concertation multilatérale, l’idéal des droits humains et de la démocratie semblaient, à l’orée du IIIe millénaire, constituer une offre politique attractive, une perspective mobilisatrice, l’histoire semble prendre d’autres chemins. Que se passe-t-il dans nos têtes ?

Aux Etats-Unis, 15 Etats gouvernés par les Républicains mettent les bâtons dans les roues aux municipalités souhaitant développer les énergies renouvelables, et font tout pour favoriser les énergies fossiles, au moment même où des températures jamais atteintes aux bords du Pacifique font exploser les thermomètres et la cohésion sociale.

Au Brésil, un président fou a identifié l’adversaire de la grandeur du pays et sonne la charge contre les cyclistes, les végétariens et les homosexuels. Car un vrai patriote fait honneur au pays en faisant hurler les moteurs, en étant gros mangeur de viande et en contribuant à sa croissance démographique. Tout comme son ex-compère Trump, Bolsonaro vit encore à l’époque d’une virilité conquérante devenue puérile, ridicule et, surtout, terriblement destructrice.

En Europe de l’Est, c’est la croisade pour les « valeurs familiales » et la morale dite chrétienne, contre les « moeurs dissolues » d’un Occident vécu comme décadent et faiblissant. Mais dont on encaisse volontiers les contributions financières à travers de massifs transferts de fonds européens (pour combien de temps encore ?).

Ajoutons que dans les pays anglosaxons (Australie, Nouvelle-Zélande, Canada, Etats-Unis), tout comme au Brésil, le climatoscepticisme va de pair avec le mépris pour les peuples autochtones, premiers habitants de ces pays, chassés de leurs terres par une immigration de masse durant plusieurs siècles…

Le retour de l’esprit de domination
Domination de l’Homme sur la nature ; de l’homme sur la femme ; de l’homme blanc sur les autres humains ; de son peuple sur les autres peuples ; de majorités conformistes sur des minorités ; admiration des dictatures et des dictateurs … L’affirmation sans vergogne de cet esprit de conquête et de domination surprend en effet, mais doit être actée et analysée de près.

Ce revirement, ce retour en force d’attitudes qu’on avait cru un moment surmontées, ne tombe pas de nulle part. Il est nourri par les inégalités, le sentiment de mépris que subit un milieu populaire qui se sent menacé dans ses maigres acquis. Difficile en effet de se sentir concerné par la durabilité quand on n’a déjà pas assez pour vivre, ou par les droits humains ailleurs quand on n’est pas respecté dans ses propres droits. Face à ce grand retour en arrière, il faut apprendre à écouter et non pas à stigmatiser, à en voir les causes et ne pas en rester aux seuls effets.

En Suisse, le vote du 13 juin dernier a lui aussi exprimé ces deux façons de se situer au monde. Sensibilité qualitative contre agriculture productiviste ; urgence climatique face aux risques de subir la vérité des prix ; progression du complotisme et de la méfiance, à l’heure du Covid… Et comme aux Etats-Unis, ce clivage en termes de réflexes socio-politiques suit de manière pernicieuse des lignes de fracture économiques, géographiques et sociales.

D’un côté, les citadins et certaines catégories socio-culturelles privilégiées, de l’autre, les ruraux et les catégories socialement plus fragiles. D’un côté, les attitudes « roses-vertes », de l’autre, le vote UDC, qui récupère de plus en plus le rejet des « bobos » des villes par les « classes travailleuses de la base populaire». D’un côté, une gauche plus visible dans sa défense – légitime – de ce qui est « différent », comme les personnes LGBT et les migrant.e.s, que dans l’écoute des préoccupations de l’homme du commun ; de l’autre, une droite qui courtise au nom du « bon sens » les réflexes de l’« homme du commun ».

Oui l’Homme ordinaire, hyperpragmatique, heureux d’être après des siècles de précarité inscrits dans ses gènes parvenu à se hisser au niveau d’une incertaine prospérité, aux réflexes conservateurs, souffre d’un regard, perçu comme suffisant et peu au fait de ses réalités, des «élites éduquées » et est sensible au verbe fort et rassurant d’une droite qui se découvre d’un coup populaire…

Gagner la bataille culturelle
Pour l’UDC, comme pour les républicains américains, et l’extrême droite européenne qui se fédère autour du rejet du projet européen et fustige tout multiculturalisme au profit d’une mythique unité nationale, chaque occasion est bonne pour mener la bataille culturelle, qui est la bataille pour le contrôle des mentalités.

A ce titre, il était essentiel pour l’UDC de tenter de refermer, le 13 juin dernier, la « parenthèse verte » et de recentrer le « bon peuple » sur les soucis du quotidien afin de repousser hors de sa conscience les enjeux globaux qui pourtant nous concernent tous. Surtout pas de plateformes internationales de coopération, de responsabilité solidaire, d’appartenances multiples. Justice globale ? Prévention des conflits ? Loin de nous, tout cela… que chaque « peuple » se débrouille et que chacun défende ses acquis. Seul point commun entre ces deux façons de voir le monde : une volonté affirmée de changement. Mais dans des directions radicalement opposées.

Entre les « beaufs » et les « bobos », ce mur de la différence des perceptions du monde a-t-il une chance d’être aplani? La réponse est probablement en mains de la jeunesse, qui a réussi le tour de force de défiler des mois durant dans la rue pour la sauvegarde du climat, pour à la première occasion venir détruire le résultat de son engagement: un bon compromis politique sur lequel bâtir.

En effet, les moins de 34 ans ont rejeté à 58% la loi sur le CO2… et après avoir conspué l’aviation exonérée depuis 1944 de toute taxe sur son carburant, se réjouissent de repartir en week-end à bas prix. Jamais une génération n’aura eu autant de responsabilités sur ses épaules, tant est lourd l’héritage que nous lui laissons, jamais elle n’aura été si indécise et hésitante face à son avenir.

Il doit y avoir une autre offre politique que l’opposition entre repli nationaliste ou l’exposition à un marché globalisé sans foi ni loi. Car à l’heure des interdépendances le repli sur soi est mortifère, tout comme l’absence de régulation. La paix sociale et internationale dépendra de la capacité à transformer la frustration populaire en désir, non pas de revanche mais de coopération.

Mais il est si facile de stimuler les forces du mal, si difficile de valoriser celles du bien. A l’évidence, il y a bien deux façons d’être humain, deux façons d’être au monde. En réalité, la manière conquérante est celle qui a permis à l’humanité de s’affirmer au sein d’une nature d’abord hostile. La seconde prend acte de la victoire de l’humanité sur la nature – qui ne peut que se conclure par notre défaite. La première est inscrite dans nos gènes. La seconde est à acquérir. Mais à partir de la conscience, immémoriale, elle aussi, que ce nous faisons à la nature nous le faisons à nous-mêmes.

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