La Suisse et le monde

L’accord-cadre : La Suisse malade de l’Europe

Une fois de plus, la Suisse se déchire sur la question européenne. Un gouvernement incapable de définir une ligne et qui rentre de Bruxelles avec des fâcheries dont il peine à expliquer la réelle signification. Une classe politique où s’affrontent en tout premier lieu les intérêts sectoriels, sans réflexion stratégique de fond sur l’avenir souhaitable de la Suisse et de l’Europe. Une population lasse de ce spectacle dont la portée lui échappe, et qui, surprise, dit préférer dans des sondages un accord-cadre au patchwork illisible d’innombrables accords bilatéraux sectoriels…

A nouveau, les débats mettent en avant le fantasme national préféré : se croire d’autant plus souverain qu’on ne l’est pas. Pays depuis toujours privé de ressources naturelles significatives et dès lors obligé à l’habileté commerciale et au génie propres aux petits, la Suisse n’aime pas les visions, les aperçus géopolitiques, et a survécu grâce à un mélange de débrouillardise, de talent commercial et d’excellence technique.

Mais l’histoire de la Suisse a aussi montré les limites du pragmatisme comme maxime d’Etat. Elle aurait probablement éclaté après deux siècles d’existence, sans l’intervention miraculeuse d’un juge local devenu saint ermite : Nicolas de Fluë. Elle aurait étouffé dans ses structures héritées des temps médiévaux si un conquérant – dont on célèbre cette année le bicentenaire de la mort – ne lui avait pas ordonné la potion salvatrice. Et elle n’existerait sans doute plus si en 1848, les vainqueurs du Sonderbund n’avaient pas imposé sa transformation, de vague confédération d’Etats, en Etat fédéral.

Négocier vraiment au lieu de se réjouir d’un échec
Négocier serré avec l’UE, oui il le faut, mais négocier vraiment et ne pas se contenter, après un aller-retour en solitaire et un sourire entendu, d’un constat d’échec. Tirer la prise avec la certitude qu’il n’y en a point comme nous et qu’on ne se laissera pas faire n’ira pas bien loin. On ne va pas nous faire croire que les trois points litigieux – la protection des salaires dans un pays qui a un coût de la vie particulièrement élevé, la liberté de circulation étendue aux situations non professionnelles, et la question des subsides publics, sont à ce point insurmontables. Le PSS a déjà montré la voie d’un compromis : non à la mise en péril des salaires mais oui à la libre circulation des personnes. La conseillère fédérale Viola Amherd a tout récemment proposé le sien, demandant à son parti à évoluer lui aussi.

Mais tout se passe comme si une bonne partie de la classe politique voulait rejouer, 30 ans après, le non à l’EEE, et se réjouisse d’avoir bien « défendu » notre « souveraineté ».
Il est temps de regarder les choses en face : sans l’UE, notre influence ne pèse pas lourd. Dans un monde plus instable que jamais, kaléidoscopique, où nos valeurs de démocratie, d’Etat de droit et de droits humains sont chaque jour questionnés, que veut-dire être souverain tout seuls ? A juste titre le Conseil fédéral dénonce le renforcement de la répression en Chine, mais compte sur d’autres – l’UE, tant gardée à distance, et les Etats-Unis de Biden – pour faire bon poids…
On peut et c’est parfaitement légitime, les Etats membres le font au quotidien, ne pas être d’accord avec les positions de la commission européenne. Mais tout est de savoir si on le fait sur fond de rejet de l’UE comme telle, ou sur fond de compréhension de sa nécessité géopolitique.

Souhaiter l’affaiblissement ou le renforcement de l’UE ?
Le mal dont souffre l’UE est son caractère hybride et inachevé : une forme de confédération d’États, plutôt de gouvernements, à géométrie variable, aux procédures complexes et à la force de frappe restreinte. Il ne faut pas « moins d’Europe » mais « davantage d’Europe », et au lieu d’ironiser sur les difficultés de l’Europe, s’en inquiéter et réclamer une sortie par le haut, qui nous serait, nous qui sommes au cœur du continent, hautement profitable.

Divisée, morcelée en une poussière d’États, il n’y aurait guère de possibilités pour l’Europe de défendre dans le monde sa vision des choses, ses valeurs humanistes, sociales et écologiques, et ces Etats se sentiront rapidement bien seuls. Une Europe fédérale aurait aussi un poids géopolitique comparable à la Chine, à l’Inde, à la Russie, aux États-Unis… et s’inscrirait parmi les territoires capables d’agir sur le monde.

Oui, il faut faire de l’UE un vrai État fédéral, avec un pouvoir législatif, exécutif et judiciaire, même si l’on martèle depuis des décennies qu’une telle évolution serait « impensable » et « impossible ». Des pays comme les États-Unis, l’Inde, le Brésil, le Canada ou l’Australie prouvent le contraire ; de plus, la moitié des États des États-Unis connaissent des éléments de démocratie directe, qui pourraient sans autre être généralisés dans l’ensemble des États de l’UE. C’était d’ailleurs ce qu’en France les Gilets jaunes avaient en vain réclamé.

La souveraineté sera partagée ou ne sera pas
En somme, il s’agit d’accomplir la mutation qu’a accomplie la Suisse en 1848. La seule chose qui pourrait nous freiner : si les tendances illibérales développées à l’Est devaient prendre le dessus, à l’occasion d’élections, qui en France ou en Italie, donneraient le pouvoir à l’extrême-droite.

Et c’est justement pour éviter cela, aussi, que nous avons tout intérêt à nous rapprocher de ceux qui ne sont pas nos adversaires mais nos alliés. Adversaires d’un jour – comme on peut l’être au parlement entre partis différents, tout en restant attachés à son pays et à ses institutions – mais alliés sur le fond, sur le partage d’un même projet de société et d’organisation du monde.

Sur notre continent, la souveraineté sera partagée ou ne sera pas ; le projet européen n’est rien d’autre qu’une souveraineté exercée en commun, le cadre indispensable à la poursuite de notre histoire commune dans un monde particulièrement incertain.

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