La Suisse et le monde

La politique agricole est bien enlisée – aux consommateurs et aux producteurs de prendre des initiatives novatrices

En Suisse, comme au sein de l’UE, la bataille entre deux modèles agro-alimentaires fait rage. Elle s’illustre à travers la campagne acharnée du lobby agricole contre les initiatives sur les pesticides de synthèse. Précédemment, le lobby agricole a réussi à faire repousser la PA 22 + par laquelle le Conseil fédéral voulait limiter l’impact environnemental de l’agriculture. Au niveau de l’UE, les mêmes lobbies ferraillent contre tout « verdissement » de la Politique agricole commune (PAC), qui représente tout de même 40% de tout le budget communautaire!

Pourtant, la fuite en avant productiviste conduit clairement dans l’impasse. Depuis des décennies, elle nivelle les paysages et les produits, les goûts, la saisonnalité, la diversité génétique. S’y ajoutent des coûts énergétiques et climatiques importants et des atteintes fortes à l’environnement et à la biodiversité. Tout cela additionné fait que le « bon marché » est bien cher payé…

Et, surtout, la course à la quantité nivelle les producteurs eux-mêmes. L’impact social de l’obsession quantitative – alors qu’en moyenne mondiale un tiers des denrées alimentaires est perdu entre « la fourche et la fourchette » – est considérable. En Suisse, où l’on prétend soutenir un modèle d’agriculture familiale à échelle humaine, le nombre d’exploitations a été divisé par deux en une génération – et leur surface moyenne a doublé. Le modèle économique agricole ressemble davantage à une roue de hamster qu’à un avenir serein pour la paysannerie.

Dès maintenant, se retrouver entre producteurs et consommateurs
En attendant que l’horizon politique s’éclaircisse, sur le terrain, rien n’empêche les consommateurs et les producteurs de se retrouver autour d’objectifs partagés. L’on commence à se dire qu’il n’est pas normal que la part du budget consacré par la moyenne des consommateurs à ce qui est un des plus importants déterminants de notre santé – notre alimentation – ne cesse de diminuer, au point de ne représenter plus de 6% des dépenses.
Et l’on réalise que les pratiques du commerce équitable, qui visent à assurer aux producteurs un prix rémunérateur et une situation stable sur la durée, ne sont pas réservées aux importations lointaines.

A l’exemple du lait
En Suisse, la filière laitière est non seulement la seule où nous sommes autosuffisants, mais où nous sommes même légèrement excédentaires. La pression de la concentration des exploitations se manifeste là aussi, puisque, selon le Rapport Agricole 2020 de l’Union Suisse des Paysans (USP), « le nombre d’unités de gros bétail a diminué d’environ 59 000 unités au cours des 19 dernières années. Comme pour les surfaces, les animaux sont de plus en plus concentrés au sein de grandes exploitations. Les exploitations de plus de 30 hectares (21,9 % de toutes les exploitations) détiennent 41,9 % des unités de gros bétail ». Les conséquences de cette concentration animale sur l’environnement sont par ailleurs bien connues.

L’obsession quantitative s’exprime notamment par des critères de sélection génétique orientés vers le rendement maximum, au prix d’une fragilisation des animaux et d’une moindre résistance aux maladies ; ces 20 dernières années, le rendement laitier par vache a passé de 5’700 kg/an à plus de 7’000. Un bon tiers des vaches laitières sont traitées aux antibiotiques en cas d’infection et beaucoup reçoivent comme complément alimentaire des tourteaux de soja, importés à raison de 250’000 t/an dont 40% du Brésil, nous liant à la déforestation massive qui y est pratiquée. Et plus le rendement augmente, plus les prix unitaires chutent, et plus il faut produire, pour maintenir son revenu…

Donner un avenir au monde paysan en payant le juste prix
Pour rompre ce cercle vicieux, des études économiques précises ont permis de déterminer le juste prix pour le lait, soit un prix qui couvre les frais de production et génère un revenu permettant au producteur de vivre de son travail, et ont abouti à la valeur d’un franc par litre. Or, les prix payés aux producteurs par les centrales laitières ont régulièrement chuté, passant en 20 ans de 79 centimes au litre à 58 ct/l actuellement! Pour le bio, la situation est restée plus stable, le prix évoluant de 90 ct/litre à quelque 85 ct/litre.

Face à cela, depuis une quinzaine d’années, des offres de lait équitable sont apparues et font appel au sens des responsabilités des consommateurs. Les débuts ont été contrastés, mais grâce à des initiatives comme « Lait équitable Suisse – Faireswiss », coopérative de producteurs présidée par la Vaudoise Anne Chenevard, ou en France de « La marque du consommateur », une clientèle décidée à payer le juste prix est désormais au rendez-vous. Côté distribution, si des grands groupes manquent encore à l’appel, Manor a pris le lait équitable dans son assortiment, à l’instar de dizaines d’épiceries et autres points de vente.

S’ajoute à la dimension économico-sociale celle de la qualité. Ainsi, la relation entre la race des vaches, leur nourriture et la qualité gustative du lait – mais aussi sa teneur en graisses insaturées est de mieux en mieux établie. Plus la vache est rustique, plus elle est nourrie de ce qui pousse sur une prairie naturelle, plus son lait sera gustativement et nutritionnellement de qualité.

Après tout, pourquoi différencierait-on à l’infini le vin selon les cépages, les producteurs, la parcelle, l’année et j’en passe, et ne valoriserait-on pas les niveaux de qualité, l’origine et les conditions de production pour le lait ? Décidément, tout nous incite à changer de cap en agriculture, y compris la dimension économique !

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