La Suisse et le monde

Les jeux dangereux du lobby agricole

Le Temps du 15 mars évoquait (p. 7) un deal politique à Berne. Un deal passé entre Economiesuisse et l’Union suisse des paysans (USP): tu nous aides à faire rejeter l’initiative pour des multinationales responsables ; nous nous employons à faire rejeter la PA 22 + (Politique agricole post-2022). Ce deal a faussé deux enjeux fédéraux importants de ces derniers mois.

On se le rappelle : l’initiative pour des multinationales responsables a trouvé une (courte) majorité acceptante au niveau du peuple, mais pas des cantons ; la PA 22 + était une proposition de modification de la loi sur l’agriculture déposée par le Conseil fédéral, chiffres précis à l’appui, pour orienter davantage les subsides agricoles vers des méthodes agronomiques moins polluantes.

Mission accomplie : pour la responsabilité écologique et sociale des entreprises suisses dans leurs activités hors du pays, une législation semblable à celle existant en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en France et bientôt en Allemagne et dans toute l’UE, échoue le 29 novembre dernier sur le vote négatif de divers petits cantons encore marqués par la ruralité. Et, côté politique agricole, même des élus très réticents face aux excès du productivisme agricole ont avalé la couleuvre en rejetant durant la session de printemps du Parlement l’orientation plus écologique voulue par le Conseil fédéral.

Le choc frontal du 13 juin prochain

Tout cela sur fond d’un vote que craint avant tout le lobby agricole, celui sur les deux initiatives anti-pesticides agendé pour le 13 juin prochain. Certes, il y aura quand même un contre-projet. Mais « très indirect », pour reprendre l’expression du conseiller aux Etats Christian Levrat. Il s’agit d’une loi «sur la réduction des risques liés à l’utilisation de pesticides », dont la disposition-clé est un alinéa ajouté à la loi sur l’agriculture. Selon cet alinéa, « les risques dans les domaines des eaux de surface et des habitats proches de l’état naturel ainsi que les atteintes aux eaux souterraines doivent être réduits de 50% d’ici 2027 par rapport à la valeur moyenne des années 2012 à 2015. »

Or, dans son « Plan d’action visant à la réduction des risques et à l’utilisation durable des produits phytosanitaires » du 6 septembre 2017, le Conseil fédéral avait retenu que, dans ce même délai, « tous les risques liés aux produits phytosanitaires sont réduits de moitié ». (§ 5.1., p. 20). Le Plan liste, à cet égard, en plus de ceux pour les eaux, les risques pour les utilisateurs de ces produits, les organismes terrestres non visés et la fertilité du sol. La loi opère ici une réduction de périmètre qui n’est pas faite pour rassurer.

Quoi qu’il en soit, le choix politique de la direction de l’USP est celui d’un combat frontal avec des arguments choc et une mobilisation du monde agricole digne d’une meilleure cause, dont il est fort douteux qu’il serve les intérêts des paysans et les aide à affronter les défis de demain.

Sans chimie pas d’agriculture ?

Car que demandent les deux initiatives tellement diabolisées? Rien d’autre que la généralisation de la production biologique en Suisse. Un mode de production qui techniquement a fait, depuis un siècle, ses preuves. Un mode de production qui, selon les circonstances, peut conduire à de moindres rendements, sachant aussi que dans le domaine agro-alimentaire en particulier, qualité et quantité sont antinomiques. De plus, nous mangeons mal et trop… et, globalement un tiers des denrées alimentaires produites finissent dans la poubelle. Un mode de production qui nécessite davantage de main d’œuvre (mais dont on pourrait aussi se féliciter qu’il crée des emplois…).

Un mode de production, enfin, dont les produits sont plus chers. Mais ce n’est pas rédhibitoire : 1) il est reconnu que divers intermédiaires prélèvent des marges excessives sur le bio ; 2) les produits bio sont plus sains et leur consommation doit aussi inciter à repenser notre alimentation ; 3) on pourrait aussi, puisqu’on subventionne la production, subventionner (un peu) la consommation, notamment s’agissant de populations fragiles économiquement et socialement. En France, l’idée de bons alimentaires bio a déjà fait son chemin et pourrait aider à concrétiser le droit “à une alimentation saine, nutritive et suffisante” reconnu au niveau international (Agenda 2030 des Nations Unies, cible 2.1).

Un délai de mise en œuvre jusqu’en 2030 : largement de quoi s’adapter
Il est faux de dire que si tout était produit en bio, les consommatrices et consommateurs suisses se tourneraient nécessairement en masse vers les produits non-bio étrangers. Les deux initiatives ont prévu des délais de 8 et 10 ans respectivement pour leur mise en œuvre. Largement assez de temps pour préciser les modèles économiques stabilisant la situation de l’agriculture et mettant fin au délétère mouvement de concentration des exploitations, qui a divisé leur nombre par deux en une génération.

Largement assez de temps pour adosser à la politique agricole une politique alimentaire. Tiens, c’était justement le motif allégué du renvoi de la PA 22 + à son auteur… Largement le temps, aussi, pour aligner notre vision agroalimentaire sur les exigences climatiques et de la biodiversité. Et pour mettre en action un texte constitutionnel plébiscité en septembre 2017 demandant que les « relations commerciales transfrontalières (…) contribuent au développement durable de l’agriculture et du secteur agroalimentaire » (art 104).

Et d’ici là, le changement des habitudes agro-alimentaires sera devenu inéluctable, et pas seulement en Suisse. Dans 8 ou 10 ans, nous serons… en 2030, et c’est justement pour cette date que l’Agenda 2030 nous demande de « promouvoir l’agriculture durable ». C’est bien maintenant qu’il faut changer de cap, si l’on veut y arriver dans les délais internationalement convenus.

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