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Au bout du lac : les limites au développement de Genève, la cocotte-minute déborde – un débat désormais incontournable

Sonderfall Genf ? Ou situation emblématique d’un développement dont on s’obstine à corriger les effets, à défaut de vouloir ou de pouvoir agir sur ses causes ? Genève, enserrée dans ses frontières, ressemble à une cocotte minute qui déborde. Une crise du logement endémique depuis un demi-siècle, une crise des déplacements idem. Une qualité de vie qui s’en ressent, une société et une classe politique déboussolées.

Davantage qu’un mouvement d’humeur

Jusqu’il y a peu, on diagnostiquait dans les refus des déclassements et des densifications ce classique motif, le même qui bloque le développement des éoliennes : « où vous voulez, mais pas chez moi «, connu aussi sous son acronyme anglais NIMBY, Not in my backyard. Mais le mouvement a pris de l’ampleur et a abouti cet automne sur un refus, à quelques voix près, de deux déclassements en vote référendaire cantonal. Accident, malentendu, égoïsme, mauvaise humeur ? Toutes choses auxquelles on pensait pouvoir répondre par des projets davantage issus de processus participatifs, ou en optimisant la qualité des aménagements. Le peuple s’est trompé, on fera mieux la prochaine fois…

Mais moins de trois mois plus tard, l’écart s’est creusé et il n’est plus possible de nier un malaise plus profond, issu d’un sentiment d’étouffement et d’absence de choix, d’engrenage. On ne peut pas se limiter à « comment » gérer le développement, mais devra évoquer aussi le « pourquoi ». Le débat sur les causes de l’attractivité de Genève ne peut plus être éludé.

La crise du logement est une évidence, mais depuis les années 1960, l’offre n’arrive pas à suivre une demande qui semble sans limite ; le déficit est structurel. Il en va de même pour les transports. Le regard condescendant porté durant des décennies par une majorité politique sur les transports publics a entraîné un sous-équipement considérable qui dégrade les conditions de vie dans tout l’espace franco-valdo-genevois.

Pas de croissance sans limite dans un territoire limité

Il y a une contradiction de base entre l’attractivité économique du canton et son exiguïté. Un emploi sur trois dans l’économie genevoise est occupé par une personne n’habitant pas sur le territoire. Et pour ceux qui y habitent, le logement trop cher, trop rare est un casse-tête.

Au cours du dernier demi-siècle on a tout essayé :

• Construire sur la zone agricole. Le développement massif de la couronne suburbaine des années 1960 à 1980 s’est largement fait sur du terrain agricole. Mais depuis, on a redécouvert la valeur d’une production agricole de proximité, Genève s’est dotée d’une loi de promotion de l’agriculture et d’un Office dédié à cette tâche. Par rapport au plan d’assolement fédéral, il n’y a pratiquement plus de possibilités de réduire encore la zone agricole.
• Mettre en question la zone villas. Il y a des arguments écologiques et économiques pour cela, mais aucun argument juridique pour obliger les légitimes propriétaires d’habitats individuels à faire place à de nouveaux quartiers. Le Sonderfall Genf n’ira pas jusque-là…
• Continuer à exporter les besoins en logement sur les territoires limitrophes ? Même si les prix augmentent dans un rayon de 50 km autour de Genève, pour qui touche un salaire suisse, cela reste fort intéressant par rapport à ceux, inaccessibles au commun des mortels, pratiqués dans le canton. Le revers de la médaille? Des terrains devenus trop chers pour les résidents qui ne travaillent pas à Genève ; la poursuite du mitage du territoire et de sa conséquence : des mouvements pendulaires croissants.
• Restait la solution qui jusqu’à présent semblait avoir les faveurs de la population, la densification en milieu urbain et en zone d’habitat individuel. Sauf que… là aussi on touche, maintenant, aux limites de ce que habitantes et habitants sont prêt.e.s à accepter. Et même si, en effet, on peut faire mieux que diverses réalisations récentes à juste titre pointées du doigt, on ne ferait que repousser les échéances.

Donc retour à la case départ : où construire ? Et c’est reparti pour un tour de carrousel: toucher à la zone agricole en réduisant encore les apports alimentaires locaux? Annoncer délibérément la fin de la zone villas – plus de place pour cela à Genève ? Densifier malgré tout, en serrant les dents, l’espace se faisant rare? Assumer de repousser l’habitat hors des frontières, mais à une époque où, devant la montée inquiétante du repli sur le territoire national, il faudrait d’abord défendre l’espace de concertation transfrontalier et contribuer à son équilibre? Autant de dilemmes, autant d’impasses.

La question qui fâche: les causes

La question de fond s’impose dès lors d’elle-même. Elle est générale et particulière. Générale : Est-il juste que dans l’Europe entière les campagnes se vident, sous l’effet d’une industrialisation continue de l’agriculture et d’une concentration générale des activités sur les villes, ou ne faut-il pas promouvoir, ainsi que nous l’avons inscrit dans nos législations, un peuplement décentralisé du territoire ? C’est aussi l’ambition de l’UE avec ses fonds de soutien aux régions. Particulière : Quelle économie souhaite-t-on promouvoir pour Genève, sur la durée ?

Ne faut-il pas commencer à interpeller l’orientation poursuivie ? Fixer des priorités avant de se réjouir de toute nouvelle entreprise arrivant d’ailleurs ? La base, le tissu des PME locales, doit d’abord répondre au marché local, en circuit court. Dans l’esprit d’une économie circulaire, il y a de la place pour davantage de capacité de réparation, d’entretien, de mise à jour de l’existant.

Dépendre par trop du marché extérieur, de l’aéroport présenté comme le poumon de l’économie genevoise, alors que des restrictions aux vols seront inéluctables à terme, est-ce vraiment durable et prometteur ? Accueillir encore plus de traders et autres activités hors sol, est-ce cela le destin de Genève ? Un bilan des forces et des faiblesses de l’économie genevoise, une prospective sur ce que nous voudrions qu’elle soit, seraient vraiment nécessaires. L’avenir appartient aux technologies répondant à l’exigence d’un usage économe des ressources planétaires, et c’est sur ces marchés que convergeront rentabilité et utilité. Donnons davantage de chances à ce qui existe plutôt que d’importer constamment du nouveau.

Un débat inéluctable

Ainsi, on pourrait traiter deux difficultés à la fois : une certaine fragilité de l’économie locale, et l’impasse au niveau de la réponse à la demande tant de transport que de logement. Certes débattre de l’avenir de l’économie est ingrat et complexe, mais quel autre choix y a-t-il? Pouvoir prendre son avenir collectivement en mains nécessite de ne plus tourner autour du pot. On peut aussi choisir, au bout du compte, de ne rien changer, mais ce serait alors en connaissance de cause et non subi comme une sorte de fatalité. Et tôt ou tard, ce débat concernera d’autres régions du pays, une fois les zones à bâtir remplies et bien remplies.

En attendant, il est vraisemblable que quelques grands projets urbains, réalisés d’une traite et cohérents, tels que développés par le canton et en partie votés par le peuple (comme celui des Cherpines) seraient mieux acceptés qu’un grignotage constant dont on ne voit pas la fin.

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