La Suisse et le monde

Europe : savoir distinguer le contenant et le contenu

Après la désignation des prochains dirigeants – et dirigeantes ! – de l’Europe, qui a vu le couple franco-allemand s’être une fois encore révélé l’axe structurant de l’UE, une réflexion de fond s’impose. Elle est difficile en Suisse, où le politiquement correct largement admis est depuis un certain nombre d’années un noble dédain pour ce qui se passe autour de nous.

Cette attitude d’autosuffisance – et suffisante – est doublement erronée.

D’une part parce qu’à l’évidence nous avons besoin que le continent dont nous sommes proches du centre géographique s’organise d’une manière qui puisse nous convenir.

D’autre part, parce que la mutation qui attend l’Europe est exactement celle qu’a su accomplir la Suisse, en passant en 1848 d’une vague confédération d’Etats à un Etat fédéral. Et sans la guerre du Sonderbund, si possible…

Sortir de l’UE-bashing
Il est de bon ton d’accabler l’UE de tous les maux.
Il est temps de faire un examen objectif des enjeux, et, surtout, de savoir distinguer le contenant et le contenu.

Concernant le contenant, peut-on vraiment imaginer que les 27 Etats de l’UE s’en sortiraient mieux seuls qu’ensemble ? Laissons la Grande-Bretagne à ses démons, son apprentissage de la « liberté » risque d’être comme une longue et douloureuse adolescence.

Dans un monde instable, livré aux surenchères imprévisibles des puissances façon 19e siècle, une Europe divisée, morcelée en une poussière d’Etats, n’aurait guère de possibilités de faire valoir sa vision des choses, ses valeurs démocratiques, humanistes, sociales et écologiques.

Les « souverainistes » ne s’intéressant pas à ces valeurs, cet aspect leur est évidemment indifférent. Mais ce n’est pas forcément le cas de ceux qui les suivent. Ceux qui, rêvant de grandeur impériale passée, en France, en Grande-Bretagne ou en Italie, pensent que leur pays serait plus fort hors de l’UE se trompent lourdement.Ses 500 millions d’habitants ne sont que 7% de la population mondiale.

Avoir une taille qui permette de compter dans le monde
Par contre, une Europe unie aurait un poids comparable à l’Australie, au Brésil, à l’Inde, à l’Afrique du Sud, aux Etats-Unis, voire à la Chine… autant de pays capables de peser sur le monde, de protéger leurs habitants.

A l’heure des interdépendances, le repli sur soi se révèle une promesse vaine, une coquille vide, une tromperie (trumperie ?) de plus. Sur notre continent, la souveraineté sera partagée ou ne sera pas ; le projet européen n’est rien d’autre qu’une souveraineté exercée en commun, le cadre indispensable à la poursuite de notre histoire commune. Seule, l’Europe se perd ; unie, elle avance.

Un grand marché et c’est tout ? Rien n’est plus faux
Voilà donc pour le contenant. Mais le contenu ? La mouvance populiste ne cesse de le clouer au pilori et les démonstrations contraires ne portent guère. Alors regardons un peu, c’est édifiant.

Tout au marché ? Faux: les régulations en matière de concurrence, de politique économique, environnementale, sociale, agricole et de santé sont nombreuses et se défendent, du moins tout autant que celles de passablement d’Etats membres. Et surtout, elles sont réformables, au gré des volontés politiques.

Ces politiques sont souvent stigmatisées comme des interventions abusives, dénoncées comme autant d’excès de régulation, et on constate que l’on reproche sans gêne à l’UE à la fois de trop réglementer et de trop libéraliser – comprenne qui pourra ! Oui, son bilan en matière de politique régionale, sociale, environnementale est réel, celui en matière de démocratie et de droits humains aussi.

On a constamment fait porter à une UE tiraillée entre des Etats centrifuges et discordants, à la merci de leurs jeux de pouvoir, le chapeau de ce qui n’était pas de son fait.

C’est ainsi que le projet européen, convergence culturelle et politique, s’est rétréci dans la perception des peuples à un « grand marché », ressenti plus comme une menace que comme un territoire d’action commune.

L’existence d’un parlement européen élu par les citoyennes et citoyens des pays membres ? Masquée par la sempiternelle invocation de la bureaucratie de Bruxelles, qui agirait telle une caste redevable à personne.

Signe d’un possible renversement de tendance, les élections européennes du 26 mai 2019 ont été marquées par un regain de participation électorale et la présence dans tous les Etats membres (ou presque) de listes nationalistes et europhobes a fait paradoxalement effet contraire, légitimant l’espace de débat européen qu’elles combattent !

Qui a intérêt au blocage du projet européen ?
Et si les forces qui attaquent inlassablement l’UE, qui l’empêchent constamment de dépasser ses ambivalences, n’avaient pas intérêt à son échec ?
Les Brexiteurs anglais, de se débarrasser des standards sociaux européens ?
Les apprentis dictateurs post-communistes de l’Est, de ne plus être liés aux règles de l’Etat de droit, quand ils entendent mettre sous leur coupe la justice, les médias et les procureurs anti-corruption?
Les néolibéraux, quand ils doivent se justifier devant les autorités anti-cartellaires, de protection des consommateurs ou encore de transparence fiscale de l’UE ?
Les grandes et moyennes puissances qui ne rêvent que de mettre à genoux ce continent qui, uni, pourrait leur tenir tête? L’alliance objective entre populisme et néolibéralisme se fait ici aussi sur le dos de ceux qui auraient le plus besoin d’un cadre garant d’équité.

La seule sortie : par le haut
On ne peut que regretter de n’avoir pas davantage confronté les populations du continent au dessein historique qui leur incombe : construire ensemble la maison commune des peuples d’Europe, y compris de ceux mis de côté dans leur propre Etat, l’Europe pérenne des régions, illustrée naguère par Denis de Rougemont, se substituant avec le temps aux Etats-nation d’un moment.

Le mal dont souffre l’UE est bien son caractère hybride et inachevé : une sorte de confédération d’Etats, plutôt de gouvernements, à géométrie variable, aux procédures complexes et à la force de frappe incertaine.

La sortie par le haut est d’en faire un vrai Etat fédéral, avec un pouvoir législatif, exécutif et judiciaire, même si l’on martèle depuis des décennies que ce serait « impensable » et « impossible ». Pourtant, les Etats-Unis, l’Inde ou le Brésil, le Canada ou l’Australie démontrent le contraire. De plus, la moitié des Etats des Etats-Unis connaissent des instruments de démocratie directe, qui pourraient sans autre être généralisés dans l’ensemble des Etats de l’UE, si leur gouvernement le veut bien.

Si la crise actuelle de l’UE pouvait déboucher sur une relégitimation du projet fédéraliste européen, elle n’aura pas été inutile.

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