La Suisse et le monde

Milieu populaire et gauche, le divorce est-il définitif ?

Le mouvement des gilets jaunes en France s’est brutalement invité dans un paysage politique que le président Macron avait déjà bien remodelé à sa façon. Il répercute une révolte de fond qui telle une traînée de poudre est en train de retourner la table du jeu politique mondial. « Hommes forts» du type Putine ou Erdogan qui canalisent très étroitement toute liberté d’expression, tout en restant relativement populaires dans leur pays, élections de Trump et de Bolsonaro en Amérique, et sur le continent européen, une droite populiste de plus en plus décomplexée, extrémiste, prête à faire voler en éclats tout ce qui est supranational.

Souhaitant faire table rase des acquis de l’après-guerre, ce mouvement annonce une nouvelle donne politique, face à laquelle les forces humanistes n’ont encore trouvé ni la bonne réponse ni le bon « narratif » mobilisateur.

L’idéologie dominante de cette réaction est une étrange mixture entre laisser-aller économique et agressivité nationaliste, rejet de la concertation internationale, des droits de l’homme, de la transition écologique, des droits des minorités et même des acquis du féminisme (voir les positions de l’extrême-droite en Andalousie, où elle participe au gouvernement local qu’elle veut pourtant abolir – et qu’elle abolira dès qu’elle le pourra). Rien, a priori, d’ailleurs, qui ferait avancer la cause des électrices et électeurs optant pour ces formations.

Les « élites » au pouvoir économique et politique désormais rejetées si violemment paient le prix fort d’avoir constamment eu de beaux principes à la bouche sans les réaliser au quotidien. Inscrire, comme en France, sur toutes les mairies Liberté-égalité-fraternité et accepter que la fracture sociale et territoriale, déjà dénoncée (sans suites concrètes) en son temps par Jacques Chirac, ne cesse de s’accroître ne peut que finir en révolte. Stéphane Hessel l’avait annoncée dans son manifeste « Indignez-vous » – ce n’était certainement pas l’orientation qu’il lui aurait souhaitée… Mais à force de jouer avec le feu, l’incendie finit par arriver !

On peut comprendre que la droite néolibérale et un centre traditionnellement peu actif soient décrédibilisés après tant d’années de difficultés pour les perdants de la mondialisation – qui semblent bien dans plusieurs pays industrialisés être une majorité de la population! Mais la gauche, dont le projet a toujours été l’égalité des chances, un emploi et un revenu décents pour tous, le souci du bien commun, la protection du faible du fort ?

Tout se passe comme si les perdants de la mondialisation rejettent de la même manière tous ceux qui ont été ou sont au pouvoir, quelle que soit leur couleur, et s’accrochent à la seule valeur qui leur semble encore solide : la nation. Ces réflexes tribaux et tripaux ne pourront pas être surmontés si facilement, car ils expriment un besoin instinctif et légitime de reconnaissance et de protection.

Quelques hypothèses
La social-démocratie n’est plus, dans plusieurs pays d’Europe, Grèce, Italie, France, Pays-Bas, que l’ombre d’elle-même. Si elle résiste mieux au Portugal ou en Grande-Bretagne, elle plafonne entre 10-20% dans les pays où naguère encore son score était largement le double, notamment dans les pays germaniques et nordiques.

Quant à une gauche plus radicale, on a vu ses limites en Grèce et aussi en Espagne ; si elle a su renouveler ses représentant-e-s, créer de bonnes dynamiques municipales, son score reste lui aussi fort limité. Ses divisions font le reste, mais n’expliquent pas tout, car, même unie, la gauche reste loin de résultats permettant de gouverner.

C’est que le lien séculaire et sentimental entre le milieu populaire et la gauche est largement cassé. Les raisons de ce divorce, qui s’est préparé lentement mais sûrement au fil d’une génération, sont autant conjoncturelles que de l’ordre de la perception.

Une première réponse est que le milieu populaire perçoit les représentant-e-s actuel-le-s de la gauche comme faisant eux aussi partie d’une élite bien située économiquement, bien logée, loin des risques et de l’insécurité économique, sociale et physique. Qui prêche le vivre ensemble, mais est à l’abri tant des conflits entre ethnies et cultures des quartiers populaires, que de la concurrence sur le marché de l’emploi.

Une deuxième raison est que la gauche est perçue comme naïve et passive en matière de sécurité et d’immigration, bien-pensante, supposée préférer l’arrivant au résident, l’étranger à l’habitant. Le fait d’être démuni ou immigré ne signifie pas qu’on soit au-dessus de tout soupçon, l’être humain étant ce qu’il est, il eût fallu que la gauche le dise. Certaines personnes de gauche ont pensé discriminant de publier la nationalité de délinquants, mais le masquer c’est entretenir le non-dit, le flou et les rumeurs. Seuls les faits comptent – et ce qu’on en fait !

Les questions de sécurité ont été longtemps minimisées par une gauche mal à l’aise avec les notions de répression, de peine et de rééducation. Ce qui a suscité un sentiment de mépris et d’abandon dans le milieu populaire, las des petits et grands larcins. La sécurité pour toutes et tous est un droit – qui doit s’exercer dans le respect de l’Etat de droit ; le dénier aux plus démunis est une inégalité et une stigmatisation.

Le milieu populaire est certes prêt à entendre que ceux qui ont le plus peur de l’immigration sont souvent les immigrés d’avant, désireux d’oublier ce qu’ils ont traversé. Une fois installés, après avoir beaucoup travaillé, les nouveaux venus ne leur semblent pas de la même veine.

Le milieu populaire est prêt à partager, mais ne veut pas être dupe d’un discours moralisateur qui lui délègue les difficultés et les charges de l’intégration. Il est prêt à donner, mais ne veut pas être seul à le faire. Et il veut que les arrivants, d’une autre culture et religion, aient à faire de vrais efforts d’intégration, comme eux ont dû le faire, comme on doit le faire ailleurs.

Enfin, un certain discours anti-capitaliste, anti-propriété, fait peur au milieu populaire, attaché au peu qu’il possède : une petite maison, un petit bas de laine, une petite entreprise ; lutter contre les abus du marché et de la propriété oui, les abolir, non… Le milieu populaire est à la fois conservateur, soucieux d’ordre et de stabilité, généreux et émotif. Il peut aller jusqu’à se méfier de prestations sociales proposées par la gauche, tant il doute de ses compétences de gestion financière et économique.

Autre enjeu : ce n’est pas parce qu’on doit combattre le nationalisme agressif qu’il faut ne plus être fier de ce qu’on est, de ses origines, de son parcours, de sa région, de son pays. Tout est dans la manière. On peut parfaitement être patriote d’une manière qui respecte le local et le global, et les devoirs des nations face à ces deux niveaux. Je me rappelle d’une confidence qu’au lendemain d’élection fédérale une jeune dessinatrice en bâtiment m’avait faite : ayant rapidement pris connaissance des messages électoraux, elle avait opté pour l’UDC, à ses yeux « le seul parti qui aime encore la Suisse. »

Le sentiment d’appartenance offre un abri, et c’est ainsi que l’idée européenne aurait pu et aurait dû être vendue et réalisée : comme une nation, pluriculturelle, tels que le furent les vieux empires d’avant 1918. La gauche européenne a largement abandonné ce terrain à la droite nationaliste qui a fidélisé son public autour d’images réductrices. C’est d’autant plus paradoxal en Suisse, car la Suisse a la grande chance que son identité ne soit pas ethnique mais politique – précisément le projet de vivre ensemble entre régions, cultures, langues différentes dans le respect de leurs diversités et de la loi commune – une sorte de petite Europe au cœur de l’Europe.

Ce travail sur l’identité n’ayant pas été assumé, d’autres ont rempli le vide et détourné les valeurs nationales à leur profit … Il faudra beaucoup d’humilité, d’actes collant aux paroles, d’écoute et de soutien au quotidien – ce qui est notamment la force et la signature des bon-ne-s élu-e-s municipaux – pour remonter la pente et redonner une chance à un humanisme renouvelé, car volontariste – et populaire.

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