La Suisse et le monde

Développement durable, ce qui nous paralyse…

Lors du Sommet mondial du développement durable de Johannesburg en septembre 2002, Jacques Chirac déclarait «Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. La nature, mutilée, surexploitée, ne parvient plus à se reconstituer et nous refusons de l’admettre. L’humanité souffre (…) de mal-développement, au Nord comme au Sud, et nous sommes indifférents. La Terre et l’humanité sont en péril et nous en sommes tous responsables. Il est temps, je crois, d’ouvrir les yeux. Sur tous les continents, les signaux d’alerte s’allument. (…). Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas ! Prenons garde que le XXIe siècle ne devienne pas (…) celui d’un crime de l’humanité contre la vie. Notre responsabilité collective est engagée. Responsabilité première des pays développés…» Bien dit, président, mais… ce discours est précisément un des exemples de la schizophrénie ambiante. Dont l’anthologie remplirait de nombreux volumes.

Nous savons tous ce qu’il faudrait faire, parvenons même à le formuler de manière cohérente et claire. Mais nous n’arrivons pas, individuellement, mais surtout collectivement, à changer vraiment le cours des choses. Ainsi, le document final de ce vaste rassemblement déclarait: «Des changements fondamentaux dans la façon dont les sociétés produisent et consomment sont indispensables pour réaliser un développement durable à l’échelle mondiale» (§ 14). 16 ans plus tard, la plupart des indicateurs sont toujours au rouge et pour l’essentiel le «business as usual» mortifère continue.

Paroles, paroles, encore des paroles…
Changements fondamentaux ? Sentiment d’urgence ? Peut-on vraiment parler de cela ? Faisons un bref état des lieux pour notre pays.

– Les Suisses, champions du monde du recyclage ? Certes mais nous jetons toujours autant.
– Une stratégie énergétique fédérale gagnée de haute lutte ? Oui, mais au lieu de 700 éoliennes installables dans le respect de l’environnement, nous en avons exactement 36, qui, au lieu des 7% de notre électricité prévus en fournissent… 0,2%.
– Et notre parc automobile ? Selon le micro-recensement de 2015, «les loisirs représentent le principal motif de déplacement , avec une part de 44% des distances journalières, devant les déplacements pour le travail (24%)» – et des véhicules toujours plus gros et toujours plus puissants.
– Nos aéroports ? Débordés, on ne pense qu’à les agrandir – alors que l’aviation devrait être réservée aux seuls déplacements lointains et indispensables…
– Le monde agricole a un besoin vital des insectes pour la pollinisation, et de la microfaune du sol pour en assurer la fertilité. Pourtant il panique à l’idée d’être privé un jour de pesticides…

La plupart des dirigeants ne donnent pas l’exemple, loin s’en faut
Ces contradictions de la femme, de l’homme «de terrain» n’excusent toutefois pas la schizophrénie régnant au sommet. Au contraire : c’est l’inaction des dirigeants qui légitime l’inconséquence de la population, ce sont eux qui disposent des manettes du pouvoir, même si par fausse modestie ils affectionnent de dire le contraire. Pourtant ils sont généralement bien informés; ils sont même souvent de bonne foi. Alors pourquoi ne font-ils quasiment rien en ce domaine qui soit contraignant, exigeant, mobilisateur, créateur d’emplois et d’investissements durables?

Ce n’est pas seulement le poids des lobbies. Car contrairement à certains discours, la transition vers la durabilité est tout à fait compatible avec de nouveaux modèles d’affaires. Réparer plutôt que jeter, fournir des énergies renouvelables plutôt que du fissile et du fossile, généraliser les bâtiments positifs, le commerce équitable et l’agroécologie, sont autant de sources de rentabilité (raisonnable) que les modèles fonctionnant sur le court-termisme et la fragilisation écologique. Aux Etats-Unis, quoi qu’affabule et manipule Trump et son fans-club, le solaire fournit d’ores et déjà deux fois plus d’emplois que le charbon…

Deux idéologies mortifères
Les causes sont à rechercher dans deux idéologies dominantes et mortifères. D’une part celle du non-interventionnisme de l’Etat, puissamment réactivée depuis une génération par le néolibéralisme, qui paralyse l’action publique, la limite, au mieux, à des mesures volontaires, à bien plaire, condamnées à rester marginales tant que les externalités ne sont pas imputées aux prix, par exemple par une forte taxation du carbone. Ce que le néolibéralisme se refuse précisément de faire – condamnant du coup l’Etat qui s’y complairait au rôle d’observateur de sa propre impuissance.

Et celle qui s’obstine à ne pas intégrer, dans nos réflexes et nos attitudes, les conséquences de notre prolifération tant quantitative que de nos exigences, à savoir la diminution de la résilience des systèmes naturels à la base de toute vie organisée. Notre programmation instinctive héritée de la nuit des temps, que les psychologues nomment le “cerveau reptilien”, celui qui commande à nos réflexes, continue de fonctionner comme si la nature était infinie, qu’il n’y avait qu’à se servir. Et en effet, on s’obstine dans certains milieux à cultiver la posture irresponsable du Cro-Magnon conquérant… mais qui se serait trompé de plusieurs dizaines de millénaires, et à se complaire dans un machisme de très mauvais aloi, substituant le lance-pierres du Paléolithique par la moto super-puissante et pétaradante ou le 4×4 totalement inutile sous nos contrées.

Un fossé entre paroles et actes de moins en moins supportable
Décidément le fossé entre paroles et actes est de moins en moins supportable. Ce n’est nullement la faute à la notion de durabilité qui en 31 ans n’a pas pris une ride : «un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs», et qui postule une claire hiérarchie des besoins. Mais à ceux qui négligent de l’appliquer au quotidien, alors qu’ils ont reçu mission, à travers de moult engagements internationaux, de la mettre en œuvre : les responsables politiques des divers pays du monde. L’impuissance climatique en est la meilleure illustration. «Face au réchauffement, nous n’avons plus d’excuses», titrait l’édito du Temps du 18 août. En effet…

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