La Suisse et le monde

Europe: le crépuscule d’une belle idée

Il semble bien que le projet d’organiser politiquement notre continent soit arrivé au crépuscule de son existence. Le rejet dont il fait l’objet dans pratiquement tous les Etats membres est trop fort, et il est vraisemblablement trop tard pour redonner confiance aux peuples et un nouvel élan à une idée qui se voulait rassembleuse et fondatrice. L’ambiance évoque la fin des empires habsbourgeois et ottoman voici un siècle, qui certes ont été parmi les perdants de la 1re guerre mondiale, mais ont été abattus avant tout de l’intérieur par l’effervescence nationaliste – qui allait vite se muer en cauchemar.

La faute à qui ? Clairement aux dirigeants de l’Union et à ceux des Etats membres. Les premiers ont eu 60 ans pour incarner une vision, donner une ligne, expliquer la raison d’être de l’unification politique du continent. Ils ne l’ont pas fait. Les seconds ont distillé pendant tout ce temps, et dans une intensité croissante, la critique de « Bruxelles » et de ses « eurocrates », responsables de toutes les turpitudes.

Or les propositions et directions d’action venant de « Bruxelles » étaient souvent bien plus progressistes en matière environnementale et sociale que les politiques des Etats : économie circulaire, standards sociaux, politique climatique et énergétique, protection de l’environnement et de la biodiversité, pour ne citer que les plus récents… Et bien meilleures que la réputation qui leur a été systématiquement faite. L’Europe a été présentée comme un libre marché ; en fait son ambition régulatoire était bien plus importante que celle de nombreux Etats membres. Redevenue « libre », la Grande-Bretagne – et peut-être prochainement l’Italie – suivra une politique bien plus néo-libérale et dérégulatrice que celle de cette UE affublée de tous les maux.

Avancer masqué au lieu de mobiliser les esprits
Le drame de l’UE est qu’elle a durant 60 ans argumenté à l’envers. Se présentant comme une alliance purement économique et utilitariste, elle faisait tout pour masquer son dessein profond qui en faisait tout l’intérêt : l’organisation politique d’un continent.

La chance historique gâchée était de pouvoir disposer d’une taille correspondant aux grands espaces géopolitiques existants – Etats-Unis, Russie, Chine, Inde, Brésil, Afrique du Sud, Australie… – et ayant dès lors une capacité d’agir dans le monde et de peser sur son destin, qui est nécessairement aussi le nôtre. Une chance historique gâchée était aussi de susciter un patriotisme et une démocratie européennes, capables d’englober et de transcender les Etats-nation actuels.

La marée montante, depuis une quinzaine d’années, des nationalismes de tout poil est en passe de remporter la partie et d’engloutir ces perspectives. La cause profonde de la chute de l’idée européenne est toutefois à rechercher dans les enjeux sociaux.

L’Europe est restée accrochée au paradigme économique en vigueur au moment de sa création, à savoir celui des 30 Glorieuses; or ce modèle est obsolète depuis belle lurette maintenant. Elle a cru que la croissance du PIB suffirait à faire fonctionner l’ascenseur social: grave illusion. C’est sur son impuissance sociale qu’elle a trébuché, sur son incapacité à répondre à la croissance des inégalités, de l’exclusion, du chômage et aux migrations. Cette négligence d’empathie sociale est d’ailleurs la principale faiblesse de l’europhile Macron.

Le paradoxe étant que cette impuissance sociale rejette en masse les exclus de la mondialisation dans les bras de l’extrême-droite, dont la réponse n’est aucunement sociale mais nationale ! L’élection de Trump est l’emblème de ce tournant historique. Misant sur une énergie dangereuse et dépassée, le charbon, et proclamant la seule légitimité des intérêts nationaux et du rapport de force, au détriment de toute concertation internationale, il fait tout pour décrédibiliser et amoindrir le multilatéralisme.

Gérer la Terre et ses ressources avec équité et prudence, la considérer comme un patrimoine commun de l’humanité? Pas de survie dans la dignité sans cela, et pourtant avec des acteurs comme Putine, Trump, Erdogan et bien d’autres, on s’en éloigne à grande vitesse.

La sortie de l’Accord de Paris, accompagnée de l’interdiction faite à l’administration américaine de communiquer sur les changements climatiques, est à la fois le résultat et le signe d’un changement radical de paradigme. Pourquoi en effet se soucier de plateformes internationales de négociation, si les problèmes qui les nécessitent (paradis fiscaux, migration, sous-enchère sociale et écologique, droits humains) sont considérés comme insignifiants, voire tout simplement niés ?

Le modèle chinois, notre avenir?
Profitant de la paralysie et du morcellement politique européens et du retrait américain – deux automutilations volontaires – une puissance avance ses pions, en Afrique, en Amérique Latine et désormais en Europe. Elle le fait avec méthode et sans égards pour les valeurs qui nous avaient portés depuis l’après-guerre et qui sont explicitées dans les grands textes des Nations Unies tels que la déclaration des droits humains, le pacte des droits économiques, sociaux et culturels, les objectifs de développement durable : la Chine.

Pénétrant à travers les multiples ramifications de la nouvelle route de la soie au cœur de nos pays, elle propage un modèle simple et efficient : la dictature du parti alliée à la dictature du marché – le consumérisme comme fin en soi et la démocratie passée aux oubliettes. L’Europe, pendant ce temps, poursuit son implosion et son autodestruction.

Il faut tout faire pour qu’il n’en aille pas ainsi. Il est à parier que dans peu de temps, quand fleurira à nouveau le temps des dictatures et que le repli sur soi sera la loi du monde, l’on regrettera en Suisse d’avoir autant vilipendé une idée qui, finalement, correspondait furieusement à ce que nous avions réussi en 1848 et qui en élargissait la portée… l’idée européenne.

Quitter la version mobile