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Alpiq se défait de sa branche services énergétiques, quel message sur l’état de notre économie électrique ?

Notre pays compte aujourd’hui autour de 800 producteurs/distributeurs d’électricité. L’essentiel d’entre eux a accès au marché des consommateurs finaux, monopole territorial s’imposant aux clients en-dessous de 100’000 kw/h de consommation annuelle par site de consommation, soit la plupart des PME et toute la clientèle individuelle. Ces producteurs/distributeurs peuvent acheter à un bon prix l’électricité sur le marché européen pour le revendre à ce consommateur final captif, terme avec lequel la loi le désigne.

La concurrence déloyale du charbon
Le réseau électrique du continent européen est aujourd’hui complètement interconnecté. Or dans l’ensemble de l’UE, plus de 40% de l’électricité injectée dans le réseau du continent provient de centrales thermiques fonctionnant aux énergies fossiles (26% charbon et 14% gaz), un tiers de sources renouvelables et un quart du nucléaire. Selon les pays, la proportion du fossile est bien plus élevée : Pologne 85% (82% charbon + 3% gaz), Allemagne 55% (charbon 45% + gaz 10%), République tchèque 53% (charbon : 51% + 2% gaz).

Cette production est très rentable au vu du bas prix du charbon et du gaz, dû à la non-prise en compte des coûts externes de ces formes d’énergie : risque climatique, pollutions diverses, caractère non renouvelable. Il en résulte une concurrence déloyale massive au détriment de l’électricité produite par voie hydraulique, éolienne ou photovoltaïque, et donc de l’environnement et des générations futures.

Tant que ces externalités – ces coûts non assumés par les producteurs et imputés à des tiers – ne sont pas intégrées dans les prix par une taxe substantielle sur le CO2 (la France sous l’impulsion de son président, malheureusement bien seul, propose un plancher d’au moins 30€ la tonne de gaz carbonique émise dans l’atmosphère), les prix seront fondamentalement faussés et les énergies renouvelables gravement discriminées. La solution pratiquée actuellement, malheureusement nécessaire à ce stade, de subventionner ces dernières ne fait que partiellement compenser une distorsion par une autre.

Pour une électricité propre au juste prix
Nous pourrions nous abstraire de ces considérations, si nous n’étions pas contraints à de constants échanges avec le réseau européen. Car bien que le total de la production nationale suffirait pour couvrir la consommation annuelle, il nous faut, selon les moments de l’année, voire du jour, importer, et, à d’autres moments, exporter, et ceci assez massivement.

Et il est juste que nos électriciens vendent leur électricité à un prix permettant une exploitation économiquement satisfaisante de leurs installations hydrauliques, et demain, au-delà du régime des subventions, de leurs équipements solaires et éoliens. Toutefois ils font, globalement, lors des transactions continentales, leurs achats au prix de ce marché européen faussé par le dumping écologique du fossile (et du fissile également).

Le seul vrai remède serait que nos électriciens n’achètent progressivement que de l’électricité certifiée d’origine renouvelable, au prix qui lui correspond. La législation suisse prévoit pour cela des attestations prouvant que la quantité achetée provenant de sources renouvelables a bien été produite et injectée dans le réseau européen. Le consommateur captif serait contraint de payer lui aussi le juste prix pour ce courant propre, puisque ce prix lui serait répercuté, ce mécanisme faisant augmenter du coup la capacité de production renouvelable sur le continent.

Et c’est là qu’il serait bien ennuyeux que les 4 millions de clients aujourd’hui captifs des monopoles territoriaux puissent, comme les gros consommateurs actuellement, choisir leur fournisseur d’électricité. Il y a en effet un fort risque qu’une bonne partie d’entre eux commandent de électricité européenne d’origine fossile ou nucléaire qui ne paie pas ses externalités. Il ne doit donc pas y avoir de libéralisation tant qu’il n’y a pas, au niveau de la zone d’approvisionnement, internalisation de celles-ci.

Les destins croisés des producteurs/distributeurs
Alors que de nombreuses sociétés de production/distribution suisses se dotent d’un potentiel de services énergétiques et d’ingénierie, se taillant des parts croissantes sur ce marché, Alpiq vient donc de prendre le chemin inverse.

C’est que justement, Alpiq, au contraire des autres électriciens, fait partie des rares sociétés qui n’ont pas accès à des clients captifs, et doit donc vendre son électricité aux sociétés de production/distribution au prix européen. Et c’est pour survivre dans ces conditions cadre faussées qu’elle est contrainte de se défaire d’une activité rentable, celle des services énergétiques et des prestations d’ingénierie. Destins croisés d’entreprises actives dans un même secteur…

Pour une organisation logique et cohérente du marché de l’électricité
Ces contradictions illustrent les faiblesses et les limites de l’organisation actuelle de la branche. Car les actionnaires d’Alpiq sont, essentiellement, des producteurs/distributeurs ayant, eux, accès aux clients captifs. D’un côté, ils tirent avantage des bas prix de production en Europe. De l’autre, ce faisant, ils affaiblissent l’entreprise dont ils détiennent directement ou indirectement des parts. Comprenne qui pourra ce mode d’organisation…

Un nouveau regard serait nécessaire pour désenchevêtrer ces structures complexes où bien des intérêts sont à la fois imbriqués et concurrents, et où, au surplus, quasiment tous ces acteurs sont en mains de communes et de cantons. Il est vraiment temps que les élu-e-s de ces collectivités imaginent un design cohérent pour la production et la distribution de l’électricité en Suisse.

Un tel design se doit d’être pleinement en phase avec la loi sur l’énergie adoptée en votation populaire en mai dernier, et de permettre une saine et raisonnable rentabilité financière pour ce qui est environnementalement souhaitable. Le juste prix de l’électricité doit refléter les coûts de production et de fourniture d’électricité d’origine renouvelable. Tout le reste n’est que complication inutile et brouillage sur les lignes. Qui s’y attellera le premier ?

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