La Suisse et le monde

Pour une économie au service du bien commun: et si on relisait Emmanuel Mounier?

Dans un monde où le tout-marché (alors que le marché n’est pas tout) a fait autour des valeurs et des idéologies un grand vide, ce manque est de plus en plus rempli par des approximations, les Fake News et le retour de l’extrême-droite et sa mobilisation du cerveau reptilien. Il existe pourtant d’autres approches, fondées sur une éthique du bien commun, sur une volonté de s’engager en toute humilité – mais en faisant sa part – pour un monde viable et vivable. C’est une vraie croisée des chemins pour l’humanité: tous contre tous ou tous pour tous.

Je pense à trois personnalités différentes, mais étonnamment convergentes, qui ont développé, voici quelques décennies déjà, une approche sociétale originale faite de rigueur et de créativité, de tension et de liberté, d’individualité et d’empathie. Refusant de réduire le débat à l’affrontement entre libéralisme et étatisme, ils ont su incarner, chacun à sa façon, une 3e voie humaniste. Nous les avons un peu oubliés, du moins dans leur apport philosophique et visionnaire, qui se révèle fort actuel.

Ces trois-là ont pour nom Albert Camus, Boris Vian et Emmanuel Mounier. Ces trois-là ont en commun la fulgurance de leur contribution, de leur pensée, de leur existence. Aucun n’a atteint le demi-siècle, Camus fauché à 47 ans sur la route (1960), Vian par une crise cardiaque à 39 ans (1959) et Mounier de même, à la veille de ses 45 ans (1950). De grands voyageurs et ethnographes qui illuminèrent également notre temps, comme Alexandra David-Neel ou Claude Lévy-Strauss dépasseront eux le siècle !

Mounier : une écriture dense, sans fard, exigeante, où perce l’ancrage terrien. Une pensée qui souffre, qui se bat. Un lien vivant entre matière et esprit. Une tension féconde entre la dimension verticale – notre faculté à la transcendance – et dimension horizontale – notre immersion dans le monde des humains. Victoire sur la dualité, dans une constante quête du vrai, juste et bon, au-delà du biologisme freudien et du matérialisme marxien tous deux corsetés par l’approche mécaniste de leur temps.

Au cœur des années sombres, le souffle de l’esprit
Alors que, comme à nouveau aujourd’hui, des nuages sombres s’accumulent sur l’Europe, Mounier rassemble des êtres ardents et engagés tels Denis de Rougemont, Henri Guillemin, Jacques Ellul ou Paul Ricoeur autour du personnalisme. Mouvance dont la revue Esprit se fait le porte-parole depuis 1932 (avec une éclipse forcée entre 1941 et 1944). Plus tard, des personnalités très différentes mais visionnaires dans leur domaine, comme Jacques Delors ou Teilhard de Chardin s’en inspireront ; le fédéralisme européen et l’écologie politique en seront également nourris.

Le personnalisme ? La vision d’un être humain réalisant à la fois sa nature individuelle et sa vocation collective. Une société au service de l’équité et qui protège le faible du fort. La primauté de l’être sur l’avoir. Une attitude fondamentalement critique face à un système économique qui «a soumis la vie spirituelle à la consommation, la consommation à la production, et la production au profit, alors que la hiérarchie naturelle est la hiérarchie inverse.» Oui, les valeurs spirituelles sont au cœur du monde. Mais pas n’importe quelle affirmation se réclamant de la spiritualité l’est aussi effectivement. Et si l’être humain gagne sa dignité en se mettant au service d’une cause, ce sera bien évidemment celle du bien commun.

Le personnalisme ? La rigueur sans la rigidité. Le doute et des certitudes. L’acceptation de l’ambiguïté humaine, en même temps que l’affirmation de valeurs universelles. Une quête constante d’authenticité. Le fédéralisme comme organisation de l’unité dans la diversité du genre humain. La sobriété heureuse au milieu d’une production devenue fin en soi. Une lucidité sur l’humain : «C’est en idéalisant le peuple qu’on l’a perdu » – et sur l’humanité : la situation exige «de conférer au politique une finalité nouvelle : protéger l’homme contre ses œuvres». Constats formulés à l’orée de ces «30 Glorieuses» qui allaient changer le monde, et qui se révèlent prophétiques !

Le hasard des rencontres m’a valu, au début de l’été dernier, de passer un moment dans un établissement gastronomique de la province française – comme en existe encore quelques-uns – avec un ancien responsable d’Esprit. Qui m’a confié sa fierté d’avoir été un des professeurs du président qui venait d’être élu, et sa confiance que la nourriture spirituelle et morale reçue aux sources fécondes du personnalisme allait orienter son action. Espérons qu’il ait raison, et que le point commun entre Mounier et Macron ne soit pas que leur même prénom…

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