La Suisse et le monde

La pédagogie des catastrophes est-elle la seule efficace ?

Ce 13 novembre 2017, plus de 15’000 scientifiques ont rappelé face au monde la gravité de la situation environnementale. La plupart des paramètres de ce qui nous permet de vivre sur cette Terre continuent à afficher des tendances négatives. Depuis les premiers cris d’alarme d’il y a plus de 50 ans, par exemple de la biologiste américaine Rachel Carson (voir le premier livre-culte de l’économie responsable : «Le Printemps silencieux», 1962), les informations sérieuses et consolidées n’ont pas cessé.

Les bonnes réponses sont connues, et présentées depuis plus de 30 ans sous l’égide du développement durable, soit un développement qui se réfère à une claire hiérarchie des besoins et qui est proportionné aux capacités de la nature à nous fournir en ressources et à gérer nos déchets. D’innombrables textes et appels internationaux ont été signés dans l’intervalle, appelant par exemple à un «changement radical de nos façons de produire et de consommer» (Sommet du développement durable à Johannesburg, 2002).

L’offre est là …
Force est de constater que le trend mortifère n’a pas pu être inversé, que les perspectives déterminant les comportements n’ont guère changé. Ce n’est pourtant pas une question d’offre. Dans toutes les branches, il existe maintenant, et c’est la bonne nouvelle, des offres de bonne qualité écologique et sociale, permettant d’atteindre des objectifs tels que la décarbonisation, économie sociale et solidaire, et un commerce équitable.

A travers un système de management environnemental cohérent, les entreprises savent minimiser les pertes de ressources et d’énergie, aller vers le zéro déchets, trouver repreneurs à leurs déchets, pratiquer l’écologie industrielle. La voiture électrique à alimentation photovoltaïque existe, le bois géré selon les standards de la forêt durable de même, tout comme les techniques d’économie d’énergie et les énergies renouvelables.

Il existe une agriculture écologiquement et socialement responsable, un tourisme «doux» et équitable, des peintures et des produits de nettoyage non toxiques, des modèles d’affaires consistant à gagner sa plus-value à travers l’entretien des objets et leur réparation et non avec l’obsolescence organisée.

…mais la demande n’est pas à la hauteur
Face à cette offre de plus en plus présente, la demande n’est pas à la hauteur, et c’est la mauvaise nouvelle. Biens et services durables (finance durable, commerce équitable, alimentation bio, etc.) semblent incapables de percer le plafond de verre d’au maximum un consommateur sur 5, et plutôt un sur dix. C’est une affaire de prix, voilà l’excuse la plus fréquemment entendue. Mais la plupart de ceux qui parlent ainsi n’ont pas réellement creusé la question, et la prétendue impossibilité n’est que rarement prouvée. Pour la finance durable, c’est même franchement faux : risques et rendement sont similaires à la finance non durable ! Si bien que la mentalité prédatrice, court-termiste, insouciante des enjeux réels, continue d’intoxiquer les relations économiques.

Promettre un avenir radieux car durable, ou décrire concrètement la catastrophe ?
Jusqu’à présent, la promotion de la durabilité s’est faite en mettant en avant les bienfaits d’un changement de cap : donner du sens aux choses, promouvoir la santé, placer les liens avant les biens, appliquer le principe de précaution sont quelques-unes des lignes argumentaires déployées. Mais cela n’a pas suffi pour créer des engouements et changer les réflexes d’un nombre vraiment significatif de personnes.

Il est temps, il me semble, de changer de discours, et de décrire comment évolueront les choses si les tendances mortifères ne sont pas modifiées. A ce jour, elles ne le sont pas – et un même fatalisme nous fait regarder sans réagir les images des destructions en Syrie, se sentir impuissants face au drame des migrations dans le monde, envisager sans broncher une réduction radicale de la biodiversité et une modification brutale des équilibres climatiques.

La catastrophe c’est du feu, du sang, des larmes
Disons-le donc clairement. Le monde que nous nous préparons là, par omission ou par commission, sera un monde de grande barbarie, d’inégalités dramatiques dans l’accès aux besoins vitaux, d’implosion de la gouvernance, donc de l’aptitude des sociétés humaines à agir sur les causes des phénomènes. Son chaos ressemblera fort à une situation de guerre rampante, sournoise, omniprésente, signera une relativisation radicale des droits humains, sacrifiés sur l’autel de notre incapacité à contrôler ce que nous avons mis en marche. D’ores et déjà, le retour du repli nationaliste, la mobilisation par les mouvements populistes (tous absolument indifférents aux causes globales en général, et environnementales en particulier) des réflexes de haine et de peur, l’addiction aux “hommes forts” et aux mentalités de soumission/domination, le foisonnement des fake news, de la méfiance généralisée et des théories du complot, tout cela signale le début de la décadence de la gouvernance et donc de l’incapacité d’organiser, voire de penser, autre chose que la lutte de tous contre tous.

Invivable c’est: invivable
Ce sera un monde où la violence faite à la nature se traduira en manques rapides de biens de première nécessité, sur fond de croissance démographique continue : eau, air pur, forêts, sols fertiles, et où le changement climatique rendra invivables de larges espaces. On annonce plus de 60 millions de réfugiés climatiques pour 2050, et nul ne sait comment nos sociétés, déjà durablement secouées par l’arrivée d’un demi-million de réfugiés en 2015 (1 pour mille de la population européenne), réagiront face à une migration aussi massive.

Ce sera un monde qui ressemblera à ce qu’est aujourd’hui la Somalie, l’Afghanistan, le Soudan du Sud ou, au mieux, Haïti. Un monde devenu un “failed state” global. Un monde dont tout espoir de progrès aura disparu. Où le plus fort décidera s’il tue le plus faible – ou s’il se contente de le soumettre.

Incapables d’actionner le frein à main
Le développement durable et le vivre ensemble sont complètement liés. Ces prochaines décennies vont voir monter en puissance les facteurs de déstabilisation, se créer de nombreux cercles vicieux. Notre capacité à redresser la barre ne s’est nullement révélée à la hauteur alors que les eaux étaient encore relativement calmes ; par contre, notre schizophrénie est,elle, phénoménale. Jacques Chirac disait en 2002 à Johannesburg: la maison brûle et nous regardons ailleurs. Et il a été le premier à pratiquer ce qu’il dénonçait.

Notre dépendance fondamentale de la nature, et la grande fragilisation que nous lui infligeons, ne sont toujours pas entrées dans les références d’une grande majorité de nos dirigeants économiques et politiques, empêtrés dans le court-termisme et dès lors indifférents au sort d’autrui. A juste titre, les générations à venir les accuseront de crime contre l’humanité. Mais il n’y aura plus de tribunal pour les juger, ni d’yeux pour pleurer. Comme envoûtés par la vitesse de notre course dans le mur, nous nous révélons incapables d’actionner le frein à main.

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