Que se passe-t-il dans nos démocraties occidentales ? En France, durant des décennies, une bonne partie des intellectuels était quasi génétiquement de «gauche», du moins vibraient pour ce qu’ils pensaient être de gauche. Et beaucoup s’engageaient d’une manière indifférenciée, extrême, la frénésie avait éteint toute capacité critique. Certains hymnes adressés par de grandes plumes à Staline ou à Mao sont vraiment terrifiants de soumission et d'aveuglement. Et l’histoire a clairement tranché le vieux débat entre Sartre et Camus …
Mais la mode a tourné, et il est particulièrement élégant aujourd’hui dans les salons parisiens et sur les plateaux de télé de donner dans le réac, le néo-réac, le vrai réac, de hurler avec les loups. Nationaliste : on démasque les faux Français, les traîtres, ceux qui n’ont pas l’ascendance ou la couleur de peau qu’il faut. Conservateur : on rejette les temps modernes, l’avortement, la libre pensée, l’égalité hommes-femmes – on se rappelle les ahurissantes manifs contre le mariage pour tous. Paradoxal : on peut être à la fois créationniste et pour la bombe atomique – les contradictions sont comprises dans la posture. Ultralibéral darwinien: tous les droits vont à celui qui «réussit». Peu ou prou révisionniste : Pétain n’a pas fait tout faux (ce qui comporte fatalement son fond de vérité mais là c’est dans une intention de réhabilitation)… Malheur à ceux qui se veulent différents.
Demain aurons-nous encore droit à une pensée en nuances, à un minimum de rigueur intellectuelle, d’honnêteté dans le débat, de compassion, de dignité, de responsabilité? Et la gauche est naturellement pourfendue comme complice (de quoi ?), irréaliste, mondialiste, naïve ; est proclamée, adulée, comme seule loi du monde, celle du plus fort. Pas un millimètre de conscience écologique – ça, c’est pour les mous (oui, il y a un parallélisme entre notre lien à la nature et celui aux autres).
C’est ainsi qu’on flatte les mauvais instincts humains, dédouane les gens de toute éthique, de toute pudeur, lâche la bride à la bête humaine. Jusqu’où va-t-on jouer avec le feu ? En Suisse, l’UDC nous propose de priver les tribunaux de toute marge de manœuvre pour gérer les situations particulières qui font la vraie vie. Et qui nous propose, aussi, que les caprices du peuple priment sur les droits constitutionnels. Le peuple a tous les droits ? Y compris de rétablir la peine de mort, d’abolir la démocratie, de déclarer la guerre à ceux qui ne plaisent pas à une majorité?
L’Europe de l’Est est en partie en mains de groupements nationalistes-autoritaires – démocratiquement élus. Des formations qui prônent l’uniformité de la pensée, l’hypocrisie des mœurs, l’arbitraire de l’Etat, le clientélisme, qui conçoivent la société humaine comme une camisole de force, une juxtaposition de clans et de tribus pyramidaux. Amis de Putine, d’Erdogan, non pas par réalisme ou par résignation. Non, par admiration, par identification.
En Europe de l’Ouest, les hurlements et amalgames populistes d’extrême-droite séduisent jusqu’à un tiers de l’électorat, et l’internationale des nationalistes s’entend à merveille pour dénigrer ce qu’elle appelle le politiquement correct (en substance : les droits de l’Homme, et en particulier de la femme), imposer un style de vie, fusiller en paroles – et sans doute un jour en actes – les dirigeants soi-disant tous pourris des démocraties «veules et avachies»… Et naturellement, Marine le Pen admire elle aussi Putine, Erdogan, les néo-pharaons égyptiens. Leur costume lui plairait assurément. Voilà les Français dûment avertis.
Et la cerise sur le gâteau : de l’autre côté de l’Atlantique, l’élection d’un histrion milliardaire enragé n’est plus à exclure. Trump n’a plus d’adversaire crédible à l’interne de son parti républicain et son vocabulaire ordurier, ses diffamations ignobles de ses adversaires, l’hystérie qu’il suscite parmi les foules, font apparaître la famille Bush et ses acolytes néoconservateurs comme d’agréables compagnons de soirées au coin du feu.
Oui un vent de folie a gagné le monde industrialisé. Un retour des années 20 et 30 est tout à fait possible ; sous des formes différentes, le fascisme est à nouveau en marche. Rappelons-nous que la bonne société des années 20 considérait du haut de ses certitudes Mussolini et Hitler comme des comédiens de bas étage et aux mauvaises manières, qui ne produiraient jamais rien d’autre que des spectacles de rue ridicules et sans suite. La suite fut immensément sanglante – et spectaculaire, en effet… De l’autre côté de la Méditerranée, l’islamisme en est la réplique directe, et alors qu’ils feignent de se combattre jusqu’au dernier, les connivences et intérêts partagés entre les fous de Dieu et l’extrême-droite européenne sont en réalité nombreux.
Que faire alors ? Faire la morale au peuple, rappeler que s’en remettre à son seul cerveau reptilien et à l’émotionnel est lourd de dangers, que le raccourci tue, que l’humain est capable du meilleur et du pire et que larguer les amarres c’est prendre le risque du pire ? Cela est nécessaire, il faut rappeler que les règles du vivre ensemble sont là pour éviter que l’homme ne redevienne un loup pour l’homme.
Mais comme dans les années 20 et 30, que ce soit en Occident ou en Orient, la vraie racine de la résurgence des pensées puis des actes liberticides est le ressenti d’être du côté des perdants de la vie. Un ordre économique mondial qui est le premier dans l’histoire humaine à prôner l’enrichissement individuel comme idéal social ne peut prétendre au respect, l’indispensable «supplément d’âme» lui fait totalement défaut. De plus, il ne tient même plus ses promesses : l’ascenseur social est en panne, les inégalités explosent, des millions de personnes ne trouvent pas d’emploi, et dans les quartiers en déshérence, on conduit les démunis à partager le peu qu’ils ont avec plus démunis qu’eux.
L’abîme des inégalités, s’il continue à s’ouvrir de manière aussi béante, ne peut qu’engloutir les libertés, la démocratie, le tissu social et le rapport civilisé entre humains. Malheureusement, de cela, les dirigeants de notre Europe démocratique n’en parlent jamais. Pas plus qu’ils ne parlent d’un projet politique quelconque d’ailleurs. N’ayant que le mot de compétition à la bouche, ils ne voient pas qu’elle se joue à armes inégales, et jamais n’évoquent la protection dont les plus faibles ont un criant besoin.
La relance du modèle définitivement grippé des 30 Glorieuses est leur seul viatique, auquel ils s’accrochent désespérément, le verbiage désincarné leur seul message, leur foi en une économie qui a perdu le nord leur seule identité politique. Pauvre Europe, pauvre Amérique, de ne plus produire que des technocrates sans vision ou des populistes sans foi ni loi. Aux deux il manque finalement la même chose : le sens du bien commun, l’humanisme, la responsabilité.