Penser et agir dans un monde complexe

Pourquoi est-il urgent de suspendre tout jugement (COVID-19)?

Etiquette

“For every complex problem there is an answer that is clear, simple, and wrong.”

“Pour chaque problème complexe existe une réponse claire, simple et fausse.”

H. L. Mencken

Quel langage pour parler des temps compliqués que nous vivons?

Mes lecteurs savent que je m’intéresse au langage utilisé pour décrire notre réalité. Observons donc ce paysage, dans l’actuelle crise pandémique.

“Corona-sceptiques”, “anti-masques”, “complotistes”, “anti-vaccins”, “pseudo-scientifiques”. Ces raccourcis, dont sont friands certains médias, semblent “tout dire” d’un seul jet. Mais que disent-ils au fond? De tels qualificatifs contribuent-ils à mieux comprendre ces phénomènes, ces émergences sociales, ou à les évacuer d’un revers de langage? Contribuent-ils à calmer le débat démocratique – au sein duquel même les plus simples d’esprit ont le même droit de contribuer – ou à cliver davantage entre ceux qui “savent” et les autres?

“Lutte contre la COVID-19, contre le CO2, contre le réchauffement climatique, contre le terrorisme, contre la pauvreté, contre le racisme, contre les inégalités etc.”. La vie semble n’être devenue qu’un combat perpétuel contre ce qui nous dérange, ce que nous ne voulons pas, ce qui perturbe notre confort, matériel ou intellectuel. Ces tournures présupposent qu’il serait normal et adéquat de refuser ces réalités, qu’il serait indécent de ne rien faire. Et pourtant, quels nouveaux espaces de pensée s’ouvriraient à nous si nous faisions le mouvement inverse? A savoir d’intégrer plutôt que séparer, accepter plutôt que rejeter?

Bien sûr, face à des phénomènes difficiles à comprendre, nous sommes prompts au jugement. Mais les jugements hâtifs (très bien illustrés dans cette vidéo) nous aident-ils à prendre des décisions éclairées, comprises et acceptées par les concernés que nous sommes? Certains indices et phénomènes de désobéissance civile semble indiquer que cela n’est pas certain.

Terrain miné psychologiquement

La crise covid-19 est, à n’en pas douter, un problème complexe. La caractéristique de ce type de problème est que nous sommes d’abord dépassé.e.s cognitivement: nous ne savons pas tout, nous ne comprenons pas tout.

Et nous sommes aussi dépassés émotionnellement: cela nous impacte et génère – c’est bien normal – des inquiétudes, de la peur. C’est dans ce contexte difficile que nos autorités et dirigeant.e.s ont à prendre des décisions, des vraies.

Maintenant, quand vous êtes dépassé.e.s, qui allez-vous écouter?

A Wiley Miller/Non Sequitur image

A ma gauche, une “expert.e” (médecin ou autre), qui vous dira par exemple que la cause principale de la 2ème vague serait “le comportement d’une partie de la population” qui se serait “relâchée” durant l’été. (Ne parlons pas ici de l’effet de tels reproches et invectives sur les comportements à venir…).

A ma droite, des curieux qui cherchent d’autres pistes pour mieux comprendre. Comme les pompiers de Marseille qui analysent les eaux des égouts, ou le Professeur Raoult qui, dans une interview récente, donne des pistes concernant les facteurs multiples à l’oeuvre expliquant la dynamique de cette deuxième (ou “nouvelle”?) vague.

Nous avons le choix entre une explication simple et compréhensible, une cause évidente proche dans le temps et l’espace. Explication très probablement erronée, et tant confortable. Fin de la discussion, tout est dit.

Ou des descriptions non-encore abouties de la complexité de cette deuxième vague, avec des démarches non-ordinaires (vous n’aimez pas l’innovation?), descriptions qui comportent des pistes bien plus intéressantes. Mais c’est fastidieux.

Le choix entre la paresse intellectuelle (la pensée ordinaire), ou la pensée élaborée.

Réduire la complexité?

“If the problem is to big to be solved, enlarge it”.

“Si le problème est trop gros pour être résolu, je l’agrandis”.

Cette citation du Général Eisenhower paraît a priori contre-intuitive. En effet, les approches que nous appelons “cartésiennes” nous enseignent, face à un gros problème, plutôt de le décomposer en parties. Malheureusement, appliquées sans discernement, ces approchent provoquent divers biais de pensée, dont l’effet tunnel, ou effet WYSIATI (“what you see is all there is”), décrit par David Kahneman. Nous cherchons une compréhension de la situation exclusivement avec les données immédiatement à disposition, sans recul dans le temps ni l’espace. Et en tirons hâtivement des liens de causalité indus.

Or la démarche appropriée est, pour citer Niklas Luhman, que seule la complexité permet d’appréhender la complexité: il est indispensable d’élargir le champ de réflexion et de mettre en connexion, de relativiser (Larousse: Faire perdre à quelque chose son caractère absolu en le replaçant dans un ensemble, un contexte).

Et pour cela, il s’agit de réprimer ce que j’appelle la “co-sanguinité intellectuelle”, soit monter des groupes de travail avec des personnes de profils similaires (que des expert.e.s, que du monde académique, que du monde médical etc.): la qualité d’une réflexion collective dépend moins des intelligences individuelles, que de la diversité des profils.

“Les problèmes d’aujourd’hui sont les solutions d’hier”

Cette citation de Peter Senge décrit bien les situations où nos interventions humaines tiennent insuffisamment compte de leurs effets indésirés. Alors que la pandémie trouve ses origines notamment dans notre impuissance à vouloir protéger notre environnement, nos politiques sanitaires gérées selon des logiques marchandes, ou encore dans un état d’esprit collectif qui a perdu la conscience que l’abondance dans laquelle nous vivons est une illusion temporaire, les décisions qui se prennent actuellement comportent les prémisses des problèmes de demain: santé mentale, difficultés socio-économiques, inégalités, perte de confiance dans les autorités, tendances autoritaires, tous ces thèmes désagréables à aborder car nous avons les regards fixés sur un miracle encore à advenir: le vaccin.

Recommandation dans un environnement VUCA: ra-len-tir et suspendre le jugement

La théorie U du changement, développée par Otto Scharmer du MIT, prend en compte ce biais de pensée dans un monde complexe, en proposant de “suspendre le jugement et voir avec des yeux neufs”. Difficile, me direz-vous, de faire cela alors que parler ou écrire rapidement et sobrement (à la Twitter) de choses qu’on n’a pas pris le temps d’étudier sérieusement est très en vogue, et renforcé par les médias sociaux.

Théorie U

Pourquoi? Parce qu’un cerveau mis sous pression du temps ne sait faire qu’une chose: réutiliser ce qu’il sait déjà. C’est le problème de fixité fonctionnelle (problème de la bougie). Or un monde en turbulence va nécessiter improvisation, innovation et adaptation, le moins que l’on puisse faire est de mettre nos cerveaux dans un état permettant de le faire.

Ralentir, suspendre le jugement, voir avec des yeux neufs, agrandir le problème. Je ne vous dis pas la peine que j’ai, dans diverses circonstances professionnelles, à faire adopter cette approche, dans une société qui valorise la rapidité et l'”orientation solution”. Souvent d’ailleurs je lance la boutade que nous avons pléthore de génies qui ont des solutions absolument fantastiques à des problèmes qu’ils n’ont toujours pas compris (comme la voiture électrique, les voyages vers Mars, et la 5G…).

Agrandir le problème est un acte conscient et volontaire qui nous contraint à surmonter la peur que l’incompréhension, les sentiments d’impuissance et de perte de maîtrise, et le paquet d’émotions désagréables qui vont avec, augmentent encore. C’est pourquoi, lorsque j’accompagne de telles démarches, cela se fait avec des méthodes qui s’appuient sur l’intelligence collective et renforcent la sécurité psychologique au sein des équipes. Cet acte nécessite une forme de lâcher-prise, car nous ne savons pas vers où cela va nous mener.

Apprendre des meilleurs?

Non pas des meilleurs systèmes de santé, occidentaux, qui n’ont pas réellement performé dans la gestion de la crise. Les meilleurs gestionnaires de crise sont ailleurs, et ils démontrent qu’il ne semble pas y avoir de corrélation positive entre la capacité financière des états, la technologie mobilisée, et l’impact des politiques publiques choisies.

Pour se laisser inspirer, il est bon de prendre du recul, de ravaler sa superbe et accepter que nous pourrions bien apprendre des “cancres au fond de la classe” qui ont mieux réussi que nous. Par exemple au Vietnam (longue interview très inspirante, mais la vraie connaissance est à ce prix).

https://ourworldindata.org/coronavirus-data-explorer

Mais pour faire cela, il faut aussi ouvrir nos horizons, et demander aux sociologues, aux anthropologues et aux psychologues comment ils/elles voient les choses, car la pandémie n’est pas qu’un phénomène viral (le focus que nous avons choisi en Occident), mais avant tout un phénomène social.

Tout en ayant conscience que divers paramètres tels que la météo, la génétique, qui sont hors du contrôle humain, jouent un rôle, il semble que la grande transparence et la participation citoyenne joueraient un rôle clé, comme relevé récemment par l’anthropologue Michel Agier.

Le courage d’admettre et se remettre en question

Peut-être devrions-nous avoir des médias qui informent autrement, des dirigeant.e.s qui écoutent autrement, des app qui fonctionnent autrement? Pour cela, il faudra bien que nous admettions que cette deuxième vague démontre l’échec de la stratégie de nos autorités, échec notamment dû à l’incapacité collective d’apprendre quelque chose de la première vague. Avons-nous réellement cru qu’il suffisait d’augmenter les stocks d’alcool et de masques pour que cela suffise? C’est une crise d’arrogance bien plus qu’une crise sanitaire, je le crains…

Alors, allons-nous nous contenter de déléguer la fonction de penser à des “experts”, ou nous mettre au travail collectivement, chacun à notre échelle, pour générer de la connaissance utile à des décisions éclairées, qui engendreront leur acceptation et leur impact positif?

 

“Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes.”

Jacques Bénigne Bossuet
Complément du 2.12.20
Par hasard du calendrier, une récente publication scientifique de l’International Journal of Health Policy and Management, “When My Information Changes, I Alter My Conclusions.” What Can We Learn From the Failures to Adaptively Respond to the SARS-CoV-2 Pandemic and the Under Preparedness of Health Systems to Manage COVID-19?”, aboutit aux conclusions et recommandations suivantes (traduction):

Maintenant que nous ne sommes plus dans la phase d’urgence aiguë de la pandémie de SRAS-CoV-2/COVID-19, et que nous constatons que la crise multisectorielle qu’elle a provoquée dure plus longtemps que prévu, il est temps d’adopter une approche plus systémique, stratégique, à long terme pour résoudre la crise. En ce qui concerne la correction des politiques qui ont échoué, et les défis prévisibles qui nous attendent, nous suggérons que les autorités de santé publique et les responsables de la santé mondiale considèrent sept questions interdépendantes dans la prise de décision future :

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